9.30.2007

Art premier (où l'auteur, toujours chauvin, prêche de bonne foi pour sa paroisse)

Désireux de tuer le temps, j'ai saisi l'opportunité qui se présentait à moi hier de sillonner en compagnie de photographes quelques expositions officieuses du septembre de la photo qui se tient actuellement dans les Alpes Maritimes, le "sept off", comme disent ceux qui en sont. Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre toute la journée ces différents artistes, exposés ou non, discuter quasi-exclusivement entre eux de technique : usage du sténopé, vertus controversées du numérique, procédés de développement alternatifs et artisanaux, contact, lampe U.V., questions de format, j'en passe... Bref, toutes discussions oiseuses de "gens du métier" dont certains aspects m'échappaient un peu, s'il faut tout avouer. Seule une éminence maçonnique du coin eut l'heur d'élever le débat par diverses considérations esthétiques ou éthiques bienvenues qui n'eurent pour effet visible que de le rendre hermétique pour une partie de son auditoire, ce dont je ne pus que me réjouir bassement. Mais toutes ces arguties laborieuses m'ont avant tout permis de prendre une fois encore la mesure du fossé qui sépare la littérature de toute autre forme artistique. Notons qu'il est des gens pour dénier à la photographie ce statut d'art à part entière. Peu importe, là n'est pas le sujet! Tout art classique estampillé d'un label officiel ferait aussi bien l'affaire.

Le fait est que la littérature est la seule activité créatrice à pouvoir échapper totalement au joug de la technique, à être parfaitement libre de toute contrainte de ce genre. Tous les arts y sont soumis, à des dégrés divers, depuis la sculpture jusqu'à l'architecture en passant par la musique. Tous requierent une certaine qualité de médium, voire quantité de matériels, pour pouvoir s'exprimer. La littérature? Elle n'a que faire des traitements de texte, et même si peu d'encre et de papier! Serait-elle seulement orale qu'elle survivrait tout de même. Moins bien, certes, mais avec toujours la même force de pénétration. Et ce parce que le seul matériau qu'elle nécessite est la parole, le Verbe, dont tous peuvent profiter. Son unique fondement, son véhicule attitré, c'est l'acte même qui a fait de l'homme ce qu'il est, puisque au commencement, le Verbe était. Elle est aussi, par conséquent, l'art le plus pur, et sans doute le plus sacré, plus sacré même que la musique! Car la glaise dans laquelle est taillé le premier roman de gare venu est potentiellement la même dont furent pétris les livres saints auxquels l'humanité a suspendu toute sa foi.

En ce sens, qui possède les mots possède le pouvoir, indéniablement. Mais s'il est le plus indépendant et le plus puissant des moyens donnés à l'homme de s'exprimer, l'art littéraire n'en est pas pour autant le plus évident, bien au contraire. Certes il est le plus détaché de toute contingence, mais pour cette raison même, il est aussi le plus lourd, le plus encombrant pour le créateur qui choisit d'en faire sa voie. Car l'outil et la technique sont de précieux appuis, et toute restriction dictée par la contingence peut être une forme confortable dans laquelle un artiste rusé aura plaisir à se glisser pour mieux y prendre assise et s'en jouer. Béquille ô combien secourable, dont celui qui ne s'appuie que sur la plume se trouve tout à fait privé! On ne triche pas avec les mots, et la liberté complète qu'ils laissent, pour grisante qu'elle semble, peut être un piège amer tendu à celui qui prétend s'en servir, puisqu'il s'agit de l'art le plus difficile à faire se mouvoir, celui qui prend vie avec le plus de lenteur, celui pour tout dire dont l'inertie accablante n'est proportionnelle qu'à l'inconcevable densité : en bref, le secret le plus rétif à toute agitation humaine. Oui, on n'a jamais d'avantages sans contre-parties, et une liberté si grande entraîne son lot de responsabilités. De fait, quel auteur n'a pas ressenti au moins une fois cette angoisse pétrifiante face aux "espaces infinis" où seul peut se déployer le Verbe? Celui-là n'est qu'un imbécile, un irrécupérable philistin qui n'a rien compris à ce qu'il manie, un pauvre joueur inconscient des forces insoupçonnables qui gisent inanimées entre ses mains. Avis à cette engeance : le seul support sur lequel reposent le Mythos et le Logos, c'est un désert glouton, qu'il importe de savoir féconder.

9.29.2007

Le bras désarmé du poète (comme quoi il s'avère que la mutilation peut être une vraie bénédiction)

Nous fêtions hier un drôle d'anniversaire. Il y a tout juste 92 ans, sur le front de Champagne, l'engagé volontaire Frédéric Sauser, citoyen helvétique défendant le sol français sous les ordres de la Légion Etrangère, perdait son bras droit au combat. Amputé jusqu'au dessus du coude, celui qui publiait depuis peu ses vers de jeunesse sous le nom de Blaise Cendrars se voyait ainsi privé par les armes de la main qui lui avait jusqu'alors servi à écrire. Sérieux handicap! Et rude baptême du feu, qui lui donna droit à une démobilisation immédiate et méritée, quelques médailles militaires de piètre consolation et une naturalisation éclair dans les mois qui suivirent. Mais la véritable récompense accordée à ce malheureux légionnaire pour ce sacrifice involontaire ne pouvait venir que de lui-même. Imprévisible, elle était placée plus haut et plus loin que tous les dérisoires honneurs patriotiques.

Car en faisant le deuil de ce bras spectral, bras droit fauché du poète singulier et inspiré d'avant-guerre, de cette main surtout qui avait fait s'enchaîner les Séquences, claquer les Poèmes élastiques, sonner Les Pâques et défiler La prose du transsibérien, en fantômisant la main par laquelle avait jailli cette semence enchanteresse et durable de la poésie française, Freddy Sauser était enfin libre de se cendrarsiser à fond. Ce coup du sort accepté, le pseudonyme n'était plus une vaine coquetterie : Sauser, ce poète suisse et droitier, était "mort pour la France"; Cendrars naissait romancier, français et gaucher. Opération orphique, véritable révolution axiale opérée autour du corps calleux : l'âme du créateur, en quelques mois, se transfusait irréversiblement, et avec quelle réussite, d'un hémisphère à l'autre! Conséquence logique d'un tel renversement, il était digne enfin de laisser couler de lui ses propres écrits sinistres. Moravagine le boiteux, qui ruminait comme un grand fauve en cage depuis des années au fond de sa boîte crânienne, pointait déjà le bout de son nez, par les doigts agités d'une main gauche désormais esseulée. Le grand amputé pouvait alors entamer la lente dégurgitation de ce monstrueux alter ego : le moignon était la brèche idéale par où expulser ce rêve encombrant. Que dire en conclusion, si ce n'est : vive la Guerre! merci l'Allemagne! et surtout, grâce soit rendue aux terroristes de la Main Noire! A croire qu'une main en chasse toujours une autre...

9.26.2007

Le spleen de l'astronaute (où l'auteur connaît lui aussi le vertige solitaire et nauséeux des hautes sphères)

Des nouvelles du Major Tom? Oui, chers lecteurs! Il va bien, merci. Il est même heureux, nous écrit-il! Du moins autant qu'on puisse l'être dans sa situation. The shrieking of nothing is killing, just pictures of jap girls in synthesis...

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Qu'importe. Tout le monde sait que le Major Tom est un junkie. Wanna come down? Impossible, l'ami, je te le certifie. On n'échappe pas au vide comme ça, quelle que soit l'horreur qu'on en a.



Détails sordides à suivre, là aussi. Ou pas. Qui sait où l'odyssée peut nous mener?

9.25.2007

Bernanos contre les robots (où l'auteur, que son écran révulse, se range parmi les néo-luddites)

Je laisse soin au bon Maître Georges de faire ce qu'il sut faire de mieux, outre propager la Grâce, à savoir vitupérer l'époque, comme disait l'autre. Certes, désormais que la Machine a vaincu pour de bon, il nous reste au moins cet amer plaisir-là... La seule maigre consolation, c'est de se dire qu'en plus de soixante ans, les imbéciles n'ont pas changé d'un pouce!

"L'invasion de la Machinerie a pris cette société de surprise, elle s'est comme effondrée brusquement sous son poids, d'une manière surprenante. C'est qu'elle n'avait jamais prévu l'invasion de la Machine; l'invasion de la machine était pour elle un phénomène nouveau. Le monde n'avait guère connu jusqu'alors que des instruments, des outils, plus ou moins perfectionnés sans doute, mais qui étaient comme le prolongement des membres. La première vraie machine, le premier robot, fut cette machine à tisser le coton qui commença de fonctionner en Angleterre aux environs de 1760. Les ouvriers anglais la démolirent, et quelques années plus tard les tisserands de Lyon firent subir le même sort à d'autres semblables machines. Lorsque nous étions jeunes, nos pions s'efforçaient de nous faire rire de ces naïfs ennemis du progrès. Je ne suis pas loin de croire, pour ma part, qu'ils obéissaient à l'instinct divinatoire des femmes et des enfants. Oh! sans doute, je sais que plus d'un lecteur accueillera en souriant un tel aveu. Que voulez-vous? C'est très embêtant de réfléchir sur certains problèmes qu'on a pris l'habitude de croire résolus. On trouverait préférable de me classer tout de suite parmi les maniaques qui protestaient jadis, au nom du pittoresque, contre la disparition du fameux ruisseau boueux de la rue du Bac... Or, je ne suis nullement « passéiste », je déteste toutes les espèces de bigoteries superstitieuses qui trahissent l'Esprit pour la Lettre. Il est vrai que j'aime profondément le passé, mais parce qu'il me permet de mieux comprendre le présent - de mieux le comprendre, c'est-à-dire de mieux l'aimer, de l'aimer plus utilement, de l'aimer en dépit de ses contradictions et de ses bêtises qui, vues à travers l'Histoire, ont presque toujours une signification émouvante, qui désarment la colère ou le mépris, nous animent d'une compassion fraternelle. Bref, j'aime le passé précisément pour ne pas être un « passéiste ». Je défie qu'on trouve dans mes livres aucune de ces écoeurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots du « Bon Vieux Temps ». Cette expression de Bon Vieux Temps est d'ailleurs une expression anglaise, elle répond parfaitement à une certaine niaiserie de ces insulaires qui s'attendrissent sur n'importe quelle relique comme une poule couve indifféremment un oeuf de poule, de dinde, de cane ou de casoar, à seule fin d'apaiser une certaine démangeaison qu'elle ressent dans le fondement. Je n'ai jamais pensé que la question de la Machinerie fût un simple épisode de la querelle des Anciens et des Modernes. Entre le Français du XVIIème et un Athénien de l'époque de Périclès, ou un Romain du temps d'Auguste, il y a mille traits communs, au lieu que la Machinerie nous prépare un type d'hommes... Mais à quoi bon vous dire quel type d'hommes elle prépare. Imbéciles! n'êtes-vous pas les fils ou les petits-fils d'autres imbéciles qui, au temps de ma jeunesse, face à ce colossal bazar que fut la prétendue Exposition universelle de 1900, s'attendrissaient sur la noble émulation des concurrences commerciales, sur les luttes pacifiques de l'Industrie... A quoi bon, puisque l'expérience de 1914 ne vous a pas suffi? Celle de 1940 ne vous servira d'ailleurs pas davantage. Oh! ce n'est pas pour vous, non ce n'est pas pour vous que je parle! Trente, soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre idée fixe : « Aller plus vite, par n'importe quel moyen. » Aller vite? Mais aller où? Comme cela vous importe peu, imbéciles! Dans le moment même où vous lisez ces deux mots : aller vite, j'ai beau vous traiter d'imbéciles, vous ne me suivez plus. Déjà votre regard vacille, prend l'expression vague et têtue de l'enfant vicieux pressé de retourner à sa rêverie solitaire... « Le café au lait à Paris, l'apéritif à Chandernagor et le dîner à San Francisco », vous vous rendez compte!... Oh! dans la prochaine inévitable guerre, les tanks lance-flammes pourront cracher leur jet à deux mille mètres au lieu de cinquante, le visage de vos fils bouillir instantanément et leurs yeux sauter hors de l'orbite, chiens que vous êtes! La paix venue, vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. « Paris-Marseille en un quart d'heure, c'est formidable! » Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l'éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles? Hélas! c'est vous que vous fuyez, vous-mêmes - chacun de vous se fuit soi-même, comme s'il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau... On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas! la liberté n'est pourtant qu'en vous, imbéciles!"

Georges Bernanos, La France contre les robots (1944).

Tout était dit, non?

(Crédit image : Georges Bernanos vu par l'excellent Stephen Alcorn, 1987)

9.23.2007

Chanson d'automne (où l'auteur, polyvalent, se transforme en DJ d'un soir)

Pour célébrer cette première soirée d'automne, je vous offre les accords troublants de l'amer jus de citrouille concocté par Tricky avec de vrais bouts de Smashing Pumpkins et l'agréable participation vocale d'Allison Goldfrapp. Un clip étrange et froid pour un morceau lascif tiré de l'album le plus sensuel des années 90. Mixture à déguster chaud, sous la couette, en compagnie de sa moitié. Ah, l'automne, sans conteste ma saison préférée!

9.22.2007

Rentrée II : Une piste de réflexion

Je livre à ton analyse, sagace lecteur, une divine "scolie" - selon ses termes - du "Réactionnaire authentique", indépassable modèle du genre, l'homme aux 30 000 livres, le Colombien Nicolás Gómez Dávila. Le tranchant affilé de sa sévère lucidité puisse-t-il donner le coup de grâce à notre absurde régime littéraire, rendu véritablement pornographique à force d'obscènes surenchères faites dans le vide. Chaque automne, rituellement, croire rendre hommage à la littérature avec un tel simulacre nauséabond! Comme si la quantité de papier déversée, sans cesse croissante, valait gage de richesse culturelle, comme si ce tribut insensé était une absolution nécessaire, un incontournable devoir à remplir. Certes, leur mauvaise conscience les ronge, mais qui pensent-ils donc tromper?

"La littérature ne périt pas parce que personne n'écrit, mais quand tout le monde écrit."

Il n'y a pas d'autre vérité.

9.21.2007

Rentrée I : Ring'art

Dans les milieux critiques autorisés, il paraîtrait qu'on s'autorise à penser que le dernier roman de Yannick Haenel, Cercle, vaut le coup d'être lu. Pouf pouf. Oui, je double-poufffe, mesdames et messieurs, car Haenel est avec François Meyronnis l'une des demie-têtes pensantes de la revue Ligne de risque, cet étrange organe propagandiste proprement illisible de la secte sollersienne - première salve de rires. En tant que tel (quel?), et selon la loi qui veut que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute, il est donc l'un des petits protégés du pape Sollers, ce qui pourrait expliquer quelque peu l'accueil critique favorable dont son volume fit l'objet, surtout si l'on songe qu'il a précisément été édité par Gallimard dans la collection... "L'infini" - deuxième éclat de rires.

Ai-je l'air sceptique? Plutôt deux fois qu'une! Et d'autant plus que l'oeuvre de ce triste sire vient de se retrouver citée dans la première sélection pour le prix Goncourt - déchaînement rigolard convulsif. Quand on voit qui l'accompagne sur cette improbable liste, qu'ajouter de plus? Ah si, si, bien sûr, je concluerai volontiers par ceci : l'article que consacra l'excellent Monsieur Jourde aux compères Haenel et Meyronnis dans la trop rare revue TsimTsoûm vaut son pesant de cacahuètes. Là, je crois que tout est dit... Voilà peut-être un achat imprudent que je vous aurai épargné, chers lecteurs. Ne me dites pas merci, entre amis c'est tout naturel.

L'immortalité du principe désirant (où l'auteur en manque de titre fait son Sollers et en trouve un bien pompeux)

Girard, ce bougre d'académicien, a bien sûr levé un sacré lièvre, avec sa théorie du "désir mimétique". Mais au fond, peu importe qu'il soit mimétique ou non : pour ma part, je me refuse à considérer l'homme simplement pris dans la tourmente de la foule, aussi grégaire soit-il. Il ne me parle qu'en tant qu'il reste une entité singulière, et le désir oui, est bien alors, strictement, le plus petit dénominateur commun entre les êtres. Tout en nous n'est mué que par l'éternel cycle inchangé du désir et de la violence, ces deux faces complémentaires d'une même dynamique, très animale, celle-ci, l'élan vital tant pointé du doigt par l'amer Schopenhauer. Y a-t-il au fond rien d'autre pour expliquer nos actes, des plus nobles aux plus barbares? Cherchez, fouillez bien votre carcasse, sondez profondément, comme Dieu, votre coeur et vos reins. Toujours, et parfois bien malgré vous, renaîtra dans l'âtre le plus froid, à la faveur de circonstances imprévisibles, le feu dévorateur du désir. Constantes, les braises jusqu'alors étouffées raviveront la cendre, et votre raison ne vous sera sans doute que de bien peu de secours pour tenter de circonscrire le brasier gourmand.

L'homme n'avance qu'à l'état d'incendie, candide Phoénix involontaire qui relance sans cesse son propre mouvement perpétuel. Et le désir, pareil au tonneau des Danaïdes, n'est jamais comblé : toujours repoussé, reporté, déplacé. Sommes-nous à peine étanchés que déjà en quête d'une autre soif, simplement parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement, tout être privé de cet élan n'étant jamais qu'un automate. Qu'importent alors les conséquences funestes que ne peuvent manquer d'engendrer les emballements! Le désir n'a pas attendu notre société consumériste pour se faire fort d'être respecté, et assouvi autant qu'il est possible par les moyens les plus divers, et souvent les plus détournés... Notre histoire, aussi grande soit-elle, ne résonne en tous points que de l'écho de cette volonté intrépide : "Flamme je fais ce que tu veux".

9.20.2007

Useful idiots (comme quoi l'on constate hilare la justesse infaillible d'une assertion antérieure)

Tudieu! La littéraire française n'est pas au bout de ses surprises, et ceux qui à l'instar de votre Anarque le plus dévoué jettent régulièrement sur sa dépouille agonisante un oeil scrutateur et inquiet ne le sont pas plus! La dernière en date, tout compte fait très prévisible, m'a été dévoilée par un billet sarcastique de Claro (cf. mon Interlude pour les amnésiques). Je vous la livre telle quelle : dans notre paysage culturel quasi-moribond, un nouveau groupe d'écrivains français, que dis-je! un nouveau mouvement littéraire est né! Avec manifeste à l'appui et tout le décorum! Enfin... pour l'instant, ces humbles Artistes tout nimbés de génie n'ont pas daigné aller plus loin que le terme "collectif", mais on sent que le coeur y est! La preuve, ils ont même une photo officielle! Sans plus tarder, je la dévoile à tes yeux fébriles, impatient lecteur.




Ils sont dix, mais ils ont la gniaque pour cent - as-tu noté, ami lecteur, l'implacable, l'impressionnante détermination se dégageant du regard de celui qui trône nonchalamment au centre de cette digne assemblée? -, ils sont jeunes, ils sont "black-blanc-beur" et ils ont nom solennel : collectif "Qui fait la France". Tout un programme!... que les Inrockuptibles, inlassables mécènes des talents les plus (com)prometteurs de l'Hexagone, ont paraît-il exposé en leurs pages. Pensez donc! Passer à côté d'une pareille occasion! Rater les derniers poulains de l'incontournable scène littéraire française! Ce serait vraiment déroger à leurs plus intègres préceptes. Ledit manifeste peut cependant être lu, merci Internet, sans passer par cet impayable torchon, ici même. Et quelle gueule de manifeste! Ebouriffant! Quel souffle, quelle audace! Un vent de fraîcheur balaie les lettres de France... Et dire qu'il fut un temps, pas si éloigné, où le dernier vrai groupe littéraire français pouvait naître avec un faire-part comme ça! Mais qui chantera la force des manifestes du temps jadis? Laudator temporis acti, c'est mon péché mignon...

C'est tellement bouffon qu'on peine à croire que quelqu'un ait pu lire ça sérieusement, et plus encore le publier sans s'esclaffer. Mais tout le monde n'a pas l'inoxydable sérieux des Inrocks. Ainsi, il s'est trouvé certains mauvais esprits, outre Claro, pour se gausser de manière peu charitable de ce charabia collégial un rien compassé. Impardonnable trahison, il s'en est même trouvé dans un hebdomadaire pourtant ami de la clique à Bourmeau! Fabrice Pliskin, dont j'avais déjà vanté les mérites en ces cahiers, a ainsi commis dans les pages du Nouvel Observateur, ô fourberie, l'irrémissible crime d'étriller un peu ces jeunes fanfarons, oh, bien gentiment, pourtant, du bout de la plume, à peine... C'en était déjà trop pour ces messieurs, qui ont jugé bon de répondre tout de go à l'outrecuidant confrère. Les guerres ne naissent pas autrement! Une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes? Malheureusement, je crains que personne n'ait les épaules, d'un côté comme de l'autre, pour endosser d'aussi poussiéreux costumes. Toujours est-il que le Nouvel Observateur, repentant, a retiré le texte de Pliskin de sa version en ligne et qu'il faut donc recourir à une copie scannée pour le consulter. Amour de l'inconséquence ou nostalgie du samizdat? Les voies du rédac' chef sont impénétrables...

Mais revenons au concret : ces jeunes néo-naturalistes enragés, auteurs à vingt mains (diable!) d'un recueil de nouvelles paru chez Stock, sorte de Soirées de Médan wesh-style, ont le bonheur de compter dans leurs rangs la déjà fameuse Faïza Guène et le piteux Jean-Eric Boulin. Tous deux n'en sont pourtant pas à leur coup d'essai! Dangereux récidivistes! Boulin avait accouché l'an dernier, sous les hourrahs de la Presse, d'une petite charge très convenue, Supplément au roman national (Stock toujours), sorte de pamphletcule dérisoire et maladroit. Quant à Faïza Guène, inoubliable auteur de Kiffe kiffe demain, elle avait pourtant déjà été rappelée à l'ordre de manière très judicieuse par ce taquin de François Taillandier dans un billet publié par l'Humanité, alors même que toutes les bonnes âmes n'en finissaient plus de s'esbaudir devant cet audacieux "roman". Mais la fière demoiselle n'a de leçon à recevoir de personne! Autant dire que j'attends avec une impatience non feinte les oeuvres enfantées par un tel collectif, qui semble avoir confondu un peu vite le sacerdoce de l'art avec le catéchisme sociétal... Pour le moment, ça n'a pas l'air brillant, mais hé! je ne demande qu'à me tromper. Peut-être se trouve-t-il dans cet folle équipée un espoir inattendu qui fera mentir mes précédents propos sur la stérilité de l'association écriture & politique!

En attendant ce jour, c'est bibi qui se retrouve bien emmerdé! Moi qui voulais acquérir le troisième volet de La Grande Intrigue de Taillandier, justement, et le Cendrillon de Reinhardt, pourtant publiés eux aussi chez Stock! Amère injustice! Devoir engraisser ceux-là même qui ont pu encourager une telle pantalonnade! A n'en pas douter, les voies de l'édition sont elles aussi obscures aux profanes... A moins que l'on en vienne à penser qu'un grand éditeur n'a pas de politique cohérente? Ah, pardon, on appelle ça "ouverture d'esprit"? Autre temps, autres termes... Non, la vraie question, ce serait : et mon porte-monnaie, il a une éthique, lui? Désolé, bonnes gens, je n'ai pas de réponse à cette angoissante énigme.

9.12.2007

Sur la poésie (où l'auteur éreinté laisse deux maîtres exprimer leur point de vue qui est aussi le sien)

A ceux qui pensent que l'esprit poétique n'est pas un absolu, mais peut se concevoir comme une sensibilité expérimentable "par interim", j'offre en guise de mise en garde ces deux réflexions définitives et complémentaires. Il n'y a pas de demi-mesure de la Poésie, car c'est une éternelle présence, et les âmes qui en sont marquées le sont à perpétuité. En ce domaine comme en bien d'autres, n'oubliez pas mes frères que Dieu vomit les tièdes!

"Quant à ceux qui de la Poésie ne sentent bien fortement ni la présence ni l'absence, elle n'est, sans doute, pour eux que chose abstraite et mystérieusement admise : chose aussi vaine que l'on veut, - quoiqu'une tradition qu'il est convenable de respecter attache à cette entité une de ces valeurs indéterminées, comme il en flotte quelques-unes dans l'esprit public. La considération que l'on accorde à un titre de noblesse dans une nation démocratique peut ici servir d'exemple.

J'estime de l'essence de la Poésie qu'elle soit, selon les diverses natures des esprits, ou de valeur nulle ou d'importance infinie : ce qui l'assimile à Dieu même."

Paul Valéry, Variété III.


ETRE POETE A SES HEURES

Je vous mets au défi de trouver un Bourgeois qui ne soit pas poète à ses heures. Il le sont tous, sans exception. Le Bourgeois qui ne serait pas poète à ses heures serait indigne de la confrérie et devrait être renvoyé ignominieusement aux artistes, à ces espèces d'esclaves qui sont poètes aux heures des autres.

Par exemple, il est un peu difficile de comprendre et d'expliquer ce que peut bien être cette poésie aux heures du Bourgeois. Supposer un instant que cet huissier se repose des fatigues de son ministère en taquinant la muse, qu'il se console du trop petit nombre de ses exploits en exécutant des cantates ou des élégies, serait évidemment se moquer de ce qui mérite le respect. Ce serait, si j'ose dire, une idée basse.

Le Bourgeois n'est pas un imbécile, ni un voyou, et on sait que les vrais poètes, ceux qui ne sont que cela et qui le sont à toutes les heures, doivent être qualifiés ainsi. Lui est poète en la manière qui convient à un homme sérieux, c'est-à-dire quand il lui plaît, comme il lui plaît, et sans y tenir le moins du monde. Il n'a même pas besoin d'y toucher. Il y a des domestiques pour ça. Inutile de lire, ni d'avoir lu, ni seulement d'être informé de quoi que ce soit. Il suffit à cet homme de s'exhaler. L'immensité de son âme fait craquer l'azur.

Mais il y a des heures pour ça, des heures qui sont siennes, celle de la digestion, entre autres. Quand sonne l'heure des affaires, qui est l'heure grave, les couillonnades sont immédiatement congédiées.
- Etre poète à ses heures, rien qu'à ses heures, voilà le secret de la grandeur des nations, me disait, dans mon enfance, un bourgeois de la grande époque.

Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, première série.

9.09.2007

Complainte pour une édition raisonnée de Philip K. Dick (où l'auteur, consternant, apparaît comme le névrosé bibliographique tatillon qu'il est)

J'apprends avec un enthousiasme mêlé de colère par le biais de Chronic'art que les éditions du Cherche-midi sortent en octobre prochain dans leur collection "NéO" (Matrix, anyone?) un roman inédit de Philip K. Dick intitulé Les voix de l'asphalte. Une de ses premières oeuvres, non repertoriée dans la bibliographie de son site officiel et datant de 1953 - de cette époque où vivant mal son statut ingrat de nouvelliste de science-fiction et frustré dans ses ambitions d'écrivain, admirateur qu'il était des oeuvres de Flaubert ou Dostoievski, il tentait de percer dans la littérature mainstream par le biais de romans réalistes. Evidemment, je ne pourrai pas résister à la tentation de me procurer ce roman, ne serait-ce que par curiosité. Mais pourquoi, alors, évoquais-je cette colère et comment expliquer ces sentiments mitigés? Il y a trop longtemps que l'amoureux de l'auteur d'Ubik que je suis refoule ce cri, aussi anecdotique soit-il, et c'est à vous, innocents lecteurs qui n'avez rien demandé, qu'incombera la tâche absurde de recueillir cette impuissante déferlante.

Les amateurs de Philip K. Dick ont tous pu remarquer, eux qui pouvaient être auparavant toisés d'un oeil moqueur par les tenants d'une littérature "exigeante", pour qui Dick n'était bien sûr qu'un auteur de science-fiction, autant que par les sectateurs de la dite SF, pour qui Dick n'était qu'un olibrius excentrique déviant par trop des cadres imposés du genre - trop abscons, trop philosophique, trop rétro -, à mesure que passent les décennies, a fortiori depuis le passage au troisième millénaire et notamment la sortie triomphale du brillant Minority Report de Spielberg en 2002, un engouement de plus en plus populaire se faire autour de leur auteur fétiche. Bien sûr, nos roués éditeurs, à qui on ne la fait pas, profitent de cette vague irréversible de dickianisation du Zeitgeist pour faire leur métier, et donc s'enrichir autant que faire se peut sur la bête Littérature. Ainsi vont les affaires des hommes...

Entre 2001 et 2007, les rééditions et sorties inédites se sont multipliées (la palme revenant sans conteste à la très opportuniste maison Gallimard et sa racoleuse collection "Folio SF", qui exploite ce genre littéraire depuis à peine quelques années avec un zèle de nouveau converti), livrant parfois de bonnes surprises et souvent d'inutiles reprises. Tout cela est bel et bon, direz-vous, si cette politique peut permettre de faire connaître les écrits de Dick à un public toujours plus large. Certes, le fait de pouvoir désormais retrouver des oeuvres telles que Le guérisseur de cathédrales, Glissement de temps sur Mars, La bulle cassée ou Coulez mes larmes, dit le policier disponibles en poche est sans conteste une bonne chose, et concernant ces deux derniers titres, il n'y a rien à redire, la collection 10/18 ayant toujours été très fidèle à l'oeuvre du maître. Certaines éditions, dickiennes par essence, comme Les moutons électriques, allèrent dans une démarche plus justifiée jusqu'à publier un essai sur son oeuvre (Les romans de Philip K. Dick, de Kim Stanley Robinson) et le script inédit qu'avait réalisé Dick pour une adaptation cinématographique de son immortel Ubik. Le cinéma, d'ailleurs, n'est pas en reste : depuis la fin des années 90 et l'introduction réussie des paradigmes narratifs dickiens dans certains films (The Truman Show, ExistenZ, Cube, Matrix, ...), Hollywood s'emballe pour cette poule aux oeufs d'or avec plus (Minority Report, A scanner darkly) ou moins (Paycheck, Next) de succès. Ainsi rend-on un foisonnant hommage, bien que non désintéressé, à ses vertus de conteur.


Amis éditeurs, l'androïde PKD vous salue bien! Attendez un peu le modèle Nexus 6...

Mais le penseur Philip K. Dick, qui s'en soucie? Si l'on exclue la très belle initiative des éditions L'éclat, en 1998, qui avaient compilé quatre conférences parmi les plus intéressantes de l'auteur dans Si ce monde vous déplaît... et autres écrits, la réponse est sans appel : personne! Alors plutôt que de racler les fonds de tiroir, aussi prestigieux soient-ils, peut-être serait-il temps qu'un éditeur français, plus intelligent ou plus réellement épris de cette fibre humaniste derrière laquelle se cachent les grandes enseignes pour faire leur beurre, se propose de mettre à disposition du lectorat français certaines pièces manquant cruellement à la bibliographie francophone du regretté Phil. Qu'attend-on pour simplement réunir toutes ses conférences et essais en un seul volume (ce recueil existe depuis belle lurette sur le sol américain : The shifting realities of Philip K. Dick)? Et qui, un jour, osera s'attaquer à la partie cachée de l'iceberg et enfin donner à lire ce qui occupa les jours et les nuits de cet esprit tourmenté durant les huit dernières années de sa vie? Au lieu de nous gaver, pour noyer le poisson, de compilations hasardeuses de certaines nouvelles parmi les quelques 120 déjà disponibles dans des dizaines d'éditions différentes, parfois dans leur totalité (les recueils établis par Denoël), formant ainsi un labyrinthe bibliographique sans queue ni tête, que ne s'occupe-t-on enfin du Grand Oeuvre dickien, des 8000 pages de l'Exégèse?!

Cette somme qu'est l'Exégèse, entamée en 1974 et restée inachevée, c'est avant tout le journal intime bouillonnant et bordélique d'un philosophe et théologien autodidacte. Le refuge et l'appui d'un homme en proie au doute concernant sa santé mentale, remettant sans cesse en cause la véracité de ses sensations aussi bien que la probité de sa raison. Un immense fourre-tout artistique et ésotérique situé quelque part entre les Cahiers de Paul Valéry et ceux de Simone Weil, les pensées de Pascal et les délires de Swedenborg (non, je ne ferai pas de parallèle avec les TDO du métaprophète, il serait trop flatté, cet âne!). C'est le dialogue abondant et schizophrénique que Philip K. Dick entretint avec Horselover Fat, son alter-ego, mais surtout le résultat de sa cohabitation avec ce qu'il avait lui-même surnommé VALIS (Vast Active Living Intelligence System), cette entité qui depuis sa révélation chrétienne de mars 1974 le submergeait d'images et de messages aussi sybillins et polyglottes que (parfois) divinatoires. Se considérant depuis ce jour fatal comme un catholique romain et l'héritier des visions du prophère Elie - voir la transposition romancée que fit le dessinateur Robert Crumb de son expérience religieuse - Philip Kindred Dick ne cessa de s'interroger sur le phénomène dont il était victime.

A plus d'un titre, l'Exégèse est un fatras confusionnel tel qu'il semblerait pouvoir s'incruster sans peine dans le recueil d'André Blavier sur Les fous littéraires, et nombreux furent (et sont encore) les inconditionnels de Dick qui le renièrent à compter de cette période, le considérant au mieux comme une inconséquente grenouille de bénitier, au pire comme un fou clinique, un illuminé complètement grillé par l'abus de substances chimiques. Pourtant, l'Exégèse est aussi une ambitieuse tentative intellectuelle arrachée au délire mystique de son auteur, qui convoque pour déchirer le voile de Maya et atteindre la vérité autant de systèmes de pensée apparemment contradictoires que la philosophie grecque présocratique, le taoïsme, le gnosticisme des premiers chrétiens et la parapsychologie jungienne. Un ensemble aussi chaotique que riche et passionné qui est surtout ni plus ni moins que le testament de l'auteur. Croyez-vous qu'un de ces sagouins d'éditeurs français prendrait la peine de rendre accessible aux lecteurs, comme ce fut fait il y a plus de quinze ans aux Etats-Unis par Lawrence Sutin, biographe et spécialiste de Dick (In pursuit of Valis : Selections from the Exegesis), ne serait-ce qu'une sélection critique et commentée des passages les plus cohérents et lisibles de ce monstrueux travail? Il est si simple de faire de l'argent sur un fonds existant, déjà traduit et dont la popularité va croissant... Je mets au défi un seul de ces margoulins de me donner tort! Qui aura ce courage? Allons, messieurs... n'y a-t-il personne dans ce panier de crabes dont les exigences se situent un peu au-dessus des mécanismes huilés du commerce? N'y a-t-il pas un homme, parmi tous ces androïdes?!

9.07.2007

La survie de Drieu (où l'auteur, sentant les conflits sociaux pointer le bout de leur nez, fait la grève des parenthèses)

Lecteur éventuel de ces pages trop délaissées par l'anarque le plus paresseux qui se puisse trouver à l'ouest d'Eden, je tiens à te faire partager, nonobstant ma flemme, une trouvaille de librairie aussi fraîche (rentrée littéraire oblige) qu'inédite sur laquelle je me suis rué aujourd'hui : le Drieu de l'argentine Victoria Ocampo édité par Bartillat.

Témoignage rare sur l'homme couvert de femmes - qu'évoquait il y a peu Lapinos dans son blog - rendu par "la plus belle vache de la pampa", Drieu dixit, qui fut sa complice intellectuelle et muse intérimaire pendant quinze ans. Un document qui permet, si c'était nécessaire, d'offrir une rédemption définitive à celui que certains esprits bas de plafond rangent encore avec une rapidité qui confine à l'indigence réflexe dans la catégorie rédhibitoire des vilains fascistes (mais procèdent-ils jamais autrement?). Nabe a cent fois raison sur ce point : tout homme un peu lucide ne peut qu'admettre que Drieu n'est vraiment pas à la hauteur de la basse réputation de félon qu'on lui a taillée, très loin de la fière salauderie de Rebatet ou Brasillach. Ce costume pouvait d'ailleurs si peu lui convenir qu'il préféra s'y soustraire d'une balle dans la tête lorsque l'ignoble "comité d'épuration" des écrivains décida qu'il était l'heure pour lui de l'endosser. Il n'était qu'un romantique éperdu, feu follet presque femmelin et un rien geignard, quêtant infatiguablement mais en vain l'Espoir partout où il croyait pouvoir le saisir. Après le nazisme, ce furent les Vedas - dans un cas comme dans l'autre, il n'échappait pas à la férule de la svastika! Et de tout temps, les femmes, comme une fuite.

Mais Victoria Ocampo n'était pas une amante comme les autres, pas une de ses conquêtes méprisables habituelles. Un esprit lettré au "génie cordial", écrivain, traductrice de Camus et Faulkner en espagnol et fondatrice de la revue SUR. Une femme enfin avec laquelle la soif sexuelle était moins importante que l'émulation intellectuelle qu'il pouvait trouver dans leurs discussions, par-delà de constantes divergences de vue politiques, au point de lui confier par écrit : "Mon amie, chérie, laisse-moi t'aimer avec mon coeur qui est moins fou que mon cul". Le récit des orageuses relations sentimentales puis amicales qu'elle entretint avec lui vaut le détour pour qui s'intéresse à un Drieu la Rochelle intime. A ce titre sont d'ailleurs recueillies en fin de volume quelques-unes des lettres déroutantes, erratiques, passionnées et goguenardes qu'il ne cessa de lui faire parvenir au fil des ans. C'est l'histoire inachevée de deux âmes fébriles rassemblées par un même désarroi au coeur de la tempête , dans le nexus troublé de ce "temps déraisonnable" (1929-1945, deux dates tombales s'il en est).

Le Gilles de Watteau que l'ami Pierrot considérait comme son portrait

Histoire de faire d'un Pierre deux coups, et de donner peut-être envie à ceux qui ne l'auraient pas lu de se jeter séance tenante dans son oeuvre, je termine cette petite bafouille par un extrait brillant de la préface que Drieu signa pour la réédition non-censurée de son Gilles, et où éclate à nouveau la réalité de cette lutte nonchalante finalement perdue qu'il ne cessa de mener, sa vie durant, contre le Doute.

"Je crois que mes romans sont des romans; les critiques croient que mes romans sont des essais déguisés ou des mémoires gâtés par l'effort de fabulation. Qui a raison? Les critiques ou l'auteur?

Le saura-t-on jamais? Quelle pierre de touche détient-on? Attendons la postérité? (...)

Il faut beaucoup d'audace pour songer qu'on passera à la postérité. Cette audace, la nourrissent dans leurs coeurs bien des timides. Ceux qui ont eu un succès retentissant pensent que ce succès continuera. Ceux qui en ont eu moins se rassurent en pensant à Stendhal ou à Baudelaire. Toutefois, ceux-ci de leur vivant étaient fort connus et respectés au moins d'une petite élite. Car il n'y a pas de génies méconnus.

Un écrivain est obligé de croire dans le fond de son coeur qu'il passera à la postérité, sinon l'encre se tarirait dans ses veines. Et, sauf chez les médiocres, cela est touchant. Nous sommes bien une centaine en ce moment à ne pouvoir arracher de notre coeur cette pensée séduisante comme tous les buts du courage. Il faut cet élan des appelés pour épauler les élus.

Je m'écrierais volontiers que je suis sûr que, par exemple, Montherlant passera à la postérité et que je n'y passerai pas. Mais j'avoue aussitôt après que je doute par moments d'être si certainement condamné."

Rassure-toi, Drieu, la question semble maintenant tranchée. On t'a ressorti de l'enfer! Gilles est à nouveau édité.

8.31.2007

Etat d'âme (où l'auteur lève, pudique, un coin de voile sur son spleen)

Ces Cahiers, après un insensé mois d'août - une habitude chez moi -, présentent un aspect plus pitoyable que jamais, et vous pouvez m'en croire, cher(s?) lecteur(s?), je suis le premier à le déplorer. Mais quand les forces de vie reprennent brutalement le dessus sur l'esprit, il devient difficile, voire intenable, de s'appliquer à faire retour en soi-même pour en extraire quoi que ce soit de bon. En cette saison il semble que toute bonne nourriture ne nous provient que de la nature! Dieu merci tout a une fin, et septembre menaçant d'apparaître incessamment sous peu, il m'est permis d'espérer pouvoir enfin retrouver les capacités et le temps d'alimenter ces pages comme elles le mériteraient.

D'ici là, et puisque les règles ne sont faites que pour être bafouées, la pensée de ce vendredi ne sera pas une pensée, mais un poème. Attention, cependant, pas la première faribole venue, non! un poème de Lord Pierrot lui-même, l'immense Jules Laforgue, cet éternel exilé mort à mon âge (et en août, par dessus le marché!), comme une icône rock digne de ce nom. La complainte mélancolique suivante s'accorde en tous points aux ruminations actuelles de mon âme.


Complainte du pauvre Chevalier-Errant


Jupes des quinze ans, aurores de femmes,
Qui veut, enfin, des palais de mon âme?
Perrons d'œillets blancs, escaliers de flammes,
Labyrinthes alanguis,
Edens qui
Sonneront, sous vos pas reconnus, des airs reconquis.


Instincts-levants souriant par les fentes,
Méditations un doigt à la tempe,
Souvenirs clignotant comme des lampes,
Et, battant les corridors,
Vains essors,
Les Dilettantismes chargés de colliers de remords.


Oui, sans bruit, vous écarterez mes branches,
Et verrez comme, à votre mine franche,
Viendront à vous mes biches les plus blanches,
Mes ibis sacrés, mes chats,
Et, rachats!
Ma Vipère de Lettres aux bien effaçables crachats.


Puis, frêle mise au monde! ô Toute Fine,
Ô ma Tout-universelle orpheline,
Au fond de chapelles de mousseline
Pâle, ou jonquille à pois noirs,
Dans les soirs,
Feu-d'artificeront envers vous mes sens encensoirs!


Nous organiserons de ces parties!
Mes caresses, naïvement serties,
Mourront, de ta gorge aux vierges hosties,
Aux amandes de tes seins !
Ô tocsins,
Des coeurs dans le roulis des empilements de coussins.


Tu t'abandonnes au Bon, moi j'abdique;
Nous nous comblons de nos deux Esthétiques;
Tu condimentes mes piments mystiques,
J'assaisonne tes saisons;
Nous blasons,
A force d'étapes sur nos collines, l'Horizon!


Puis j'ai des tas d'éternelles histoires,
Ô mers, ô volières de ma mémoire!
Sans compter les passes évocatoires!
Et quand tu t'endormiras,
Dans les draps
D'un somme, je t'éventerai de lointains opéras.


Orage en deux cœurs, ou jets d'eau des siestes,
Tout sera bien, contre ou selon ton geste,
Afin qu'à peine un prétexte te reste
De froncer tes chers sourcils,
Ce souci:
«Ah! Suis-je née, infiniment, pour vivre par ici? »


- Mais j'ai beau parader, toutes s'en fichent!
Et je repars avec ma folle affiche,
Boniment incompris, piteux sandwiche:
Au Bon Chevalier-Errant,
Restaurant,
Hôtel meublé, Cabinets de lecture, prix courants.

8.24.2007

Renaissance (où l'auteur reprend du service le coeur léger)

Et pour entamer ma propre "rentrée littéraire" alors que tout Saint-Germain-des-Prés frétille fébrilement du croupion autour des nombreux buzz de la collection Automne/Hiver 2007 (je vous en fouterai, moi, de la rentrée...), qui choit ces jours-ci avec fracas par piles démesurées sur les étals, je vous fais part, vendredi oblige, de cette juste réfléxion de Sainte Simone Weil sur le mal, trouvée dans La pesanteur et la grâce.

"Littérature et morale. Le mal imaginaire est romantique, varié, le mal réel morne, monotone, désertique, ennuyeux. Le bien imaginaire est ennuyeux; le bien réel est toujours nouveau, merveilleux, enivrant. Donc "la littérature d'imagination" est ou ennuyeuse ou immorale (ou un mélange des deux). Elle n'échappe à cette alternative qu'en passant, en quelque sorte, à force d'art, du côté de la réalité - ce que le génie seul peut faire."

Quant à la rentrée littéraire, elle attendra pour ma part quelques jours de plus.

8.14.2007

Message de quelques provençaux au reste du monde (où l'auteur s'adjoint l'aide d'un fameux Manosquin pour assassiner Tartarin)

En cette période estivale plus qu'à tout autre temps de l'année, le système nerveux des personnes qui partagent avec moi le privilège relatif de vivre dans la région PACA est mis à rude épreuve. Un tumulte infini nous ébroue, de la plage la plus chic de la Riviera jusques aux contreforts les plus escarpés de nos montagnes bas-alpines : la nuée bruyante et bariolée du tourisme international s'épanche sans vergogne et traîne sur nos terres son lot de familles sans-gêne, d'appareils numériques dernier cri, de cuistres et de bellâtres peu soucieux du ridicule et de la grossièreté qui perlent à grosses gouttes de leur cuir graisseux. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'ils viennent jusque dans nos bras égorger nos filles et nos compagnes, mais peu s'en faut. Cohorte harassante dont le spectacle et la proximité poussent souvent l'autochtone au retranchement dans les ombres et à l'abattement mutique. Tous les parlers se mêlent en un si parfaite cacophonie chorale, se muent en un tel charabia choquant qu'on pourrait se prendre à croire, l'espace d'un instant, au rétablissement soudain de la tour de Babel. Mais non, il ne s'agit que de Babylone.

Bref, c'est toujours pareil : la même colère m'étreint alors que je passe devant les étals de ces petites boutiques de souvenirs et produits locaux où se massent en grappe, tels des moustiques sur une ampoule, ces étranges envahisseurs, ces incorrigibles béotiens qui ne semblent priser aucune valeur au monde autant que le pittoresque. Que ne donneraient-ils pas, ces veaux, pour un peu de couleur locale, un petit quelque chose de typique! C'est qu'il leur faut acquérir, si possible prestement et aisément, le sentiment qu'ils ne se sont pas déplacés pour rien, que ce pays qu'ils prennent le temps de visiter est vraiment différent de leur lointain chez eux! Et le défilé incessant des petits billets froissés et trempés de sueur fait bien sûr le bonheur de nos marchants d'huile d'olive frélatée ou de croûtes qui reproduisent sempiternellement le même champ de lavande morne et plat pris sous tous les angles imaginables, commerçants qui s'engraissent sans remuer le plus petit doigt, un sourire à vocation universelle au bord des lèvres, sur le dos de toute la Provence.

Car c'est bien là où je voulais en venir, avant de me perdre moi-même dans les méandres de mon indignation : les méridionaux sont les premiers à pâtir de l'image déplorable que donne d'eux l'inusable litanie de clichés qui leur sert d'identité aux yeux d'autrui et, au premier chef, des autres Français. Nous est-il donc nécessaire de nous dénaturer ainsi pour être présentables à la face du monde? Y a-t-il par exemple rien de plus moquable, détestable, risible que cet atroce portrait du Provençal que l'on a tracé, depuis Tartarin de Tarascon jusqu'à Taxi! Oui, s'il fallait chercher une source, un fautif sur qui nous délester de ce crime impuni dont nous sommes encore les victimes silencieuses, il faudrait sans doute chercher du côté d'Alphonse Daudet et de sa créature honnie. Tartarin, cet imbécile, ce drôle, ce matamore que l'école républicaine donna en inamovible modèle de son type à toutes les têtes enfantines un siècle durant! Voilà autre chose que le soufflet de Banania sur la joue du tirailleur sénégalais! Quelle iniquité, quelle offense scélérate perpétrée froidement par la Nation contre l'un de ses petits! Cherchez bien, vous ne trouverez aucun équivalent en ignominie à cet uluberlu en quelque autre région de France. Bécassine, tout au plus...

Il faut en finir une bonne fois pour toutes avec ce mythe infâmant du Provençal jovial, fort en gueule et débonnaire. Il devrait aller sans dire que les Provençaux ne sont ni plus ni moins joviaux ou grande gueule que les autres hommes. Tout au plus pourrait-on soupçonner que chez eux le dionysiaque l'emporte un peu sur l'appolinien, pour reprendre les termes de l'opposition telle qu'établie par Nietzsche. Opposition elle-même schématique, bien entendu. Vous me répondrez que les sudistes eux-mêmes se sont grâcieusement prêtés au jeu de massacre et n'ont pas franchement oeuvré pour faire mentir cette réputation usurpée... Pagnol, Fernandel et Raimu, cette clique maudite, en premier lieu, qui fut si fière de singer la Provence et ses habitants et de pousser le vice jusqu'à la plus ignoble caricature! Ah, nous l'a-t-on assez rebattue, la partie de cartes! Bien sûr, que la perpétuation de cette blague marseillaise revient en bonne part à des méridionaux. Eh, qu'allez-vous croire? Notre peuple, comme tous les autres, a ses traîtres! Et ne parlons même pas de cette inoffensive plaisanterie que l'on appelle gentiment le "patois" provençal. C'est encore trop cher payé.

S'ils ne sont pas ridicules, ces cul-terreux fiers de leur ostracisme qui cultivent avec un bel orgueil, en roulant laborieusement dans leur palais les syllabes les plus cocasses, le parler provençou! Si je ne l'avais pas déjà fait il y a un mois de cela, je solliciterais encore pour les décrire au plus vrai les paroles de ce Sétois qui railla en son temps "les imbéciles heureux qui sont nés quelque part". Qu'on me comprenne : il est des régionalismes qui se défendent, et des langues régionales qui résistent à juste titre. Ainsi du gaélique, cette langue unique par son originalité et sa fécondité, ou dans une moindre mesure de l'occitan, dont l'importance historique et littéraire n'est plus à prouver. Mais le provençal! Cette soupe verbale inconsistante, ce pistou remâché, ce parler abâtardi d'italiens ralliés trop tard au territoire de France! Non, pardon! Je ne suis pas le seul, du reste, à confesser la honte cuisante que me donne l'image déformée que l'on me renvoie, ce reflet menteur que l'on me tend comme une vérité, et qui n'est qu'une escroquerie pour touristes et Parisiens éberlués (il ne fallut rien moins que Claude Berry ou Yves Robert pour répondre à cent ans de distance, via l'apostat Pagnol, à la force d'insultes d'un Alphonse Daudet!). Mais je laisse l'un des plus grands chantres de ce Sud inconnu et méprisé vous en convaincre mieux que moi. Voilà comment Jean Giono, dans les entretiens qu'il eut avec Jean Carrière en 1965 à Manosque, parle, avec sa voix étonnamment fluette et pourtant chantante, de la Provence où il passa sa vie :

J’aime ce pays. Je l’aime comme Swann aimait Odette : en se rendant compte finalement que c’était la femme qui ne lui convenait pas, que c’était pas son type. Hé bien, la Provence n’est pas mon type de pays.(…) C’est donc un pays que j’aime. J’aime ses odeurs, j’aime sa façon d’être, mais je l’aime mieux que ce que l’aiment les félibres, je l’aime trop, je l’aime plus qu’eux. Parce que je n’aime pas que l’on en fasse un portrait ridicule. Or, le personnage du Provençal hâbleur, joueur de boules, buveur de Pastis, il existe, mais il existe en minorité. Et ce n’est pas sur celui-là qu’il faut porter l’accent. C’est sur un autre, sur un Provençal beaucoup plus latin, beaucoup plus humain, beaucoup plus secret. Evidemment, j’en connais beaucoup plus en Haute Provence qu’en Basse, mais je sais aussi qu’en Basse Provence ils sont pareils, ils sont beaucoup plus solides que ça. Un personnage que je déteste, et qui n’existe pas, c’est Tartarin de Tarascon. Ca n’existe pas Tartarin de Tarascon. Pourquoi ? Tartarin de Tarascon, c’est un livre sur la Provence écrit par un Parisien. C’était pas un livre de Provençal. Un Provençal doit donner de son pays une idée beaucoup plus haute et d’abord, une idée beaucoup plus juste ; et cette idée beaucoup plus juste en donnera une idée beaucoup plus haute. Voilà le problème posé.

Son avis sur le patois provençal n'est pas moins tranché :

Je n’aime pas, quand on a à sa disposition une langue aussi belle que le français, qu’on se serve d’une autre langue quand on a à s’exprimer et qu’on est en France.
[La langue de Frédéric Mistral], c’est une langue inventée, et on ne peut pas le lui reprocher. Et ce que je sais, c’est que je suis incapable de lire Mistral dans le texte. Ce que je sais, c’est que des quantités de paysans autour de moi sont incapables de lire Mistral dans le texte, ce que je sais, c’est que tout ceux qui se flattent de lire Mistral dans le texte ne peuvent pas tous le lire. (…) Alors quand on a à sa disposition une langue aussi belle que le français et aussi… importante à écrire que le français, et aussi riche en expressions que le français, on n’écrit pas dans une langue qui n’est plus comprise que par une cinquantaine d’apothicaires. C’est une aventure… c’est une tartarinade du siècle dernier. Ca ne correspond plus à notre époque, à l’époque présente. Ca a pu amuser un peu le peuple pendant un certain temps, à une époque où il y avait encore la possibilité de rigoler, et qu’on avait pas le cinéma. Maintenant, on a autre chose à faire, nous avons quand même à exprimer des drames beaucoup plus profonds. Chaque fois qu’on me parle provençal et qu’on essaye de me le défendre (…), on me dit : "Il y a des mots en provençal qui ont une sonorité extraordinaire qu’on ne retrouve pas en français." Oui, mais il y a en français des mots qui ont une sonorité qu’on ne retrouve pas en provençal. Et, comme par hasard, ce sont des verbes, et la phrase est articulée sur le verbe. Un verbe, ça donne à la phrase toute sa force et sa vigueur et sa richesse. Et tu as, dans le français, des harmonies qu’il est impossible de reproduire en provençal. Je considèrerai que le provençal est une langue quand je lirai un traité de géométrie en provençal, ou un traité de trigonométrie en provençal, ou une chimie en provençal. A ce moment-là, je dirai : "C’est peut-être une langue."

Demandez-vous encore, après ça, pourquoi Giono put avoir, à la différence de "l'immortel" jocrisse Marcel P., le profond respect d'auteurs et critiques aussi férocement justes qu'André Gide, Drieu la Rochelle ou Henry Miller... Provençaux, un peu d'amour-propre! Cessez donc de vendre votre image au rabais, de vous solder et vous dégrader tout en continuant, pour le symbole et la forfanterie, à vous vanter d'un piteux jargon qui vous discrédite! Tordons le cou à Tartarin et son encombrante descendance, Topaze, Marius, Fanny et compagnie! Hop, tous enfermés dans le Château de ma mère! Qu'on leur passe les fers, à ces renégats! Et puis, d'un château l'autre, ressuscitons Sade, pour la peine : que cet autre grand du Midi se charge de perpétrer sur eux, en guise de châtiment, les délices qu'il imagina pour ses 120 journées de Sodome!

8.11.2007

La pensée en retard du vendredi (où l'auteur constate effaré que les semaines sont plus rapides que lui)

Tout le monde n'a pas la chance d'être en vacances, et je dois reconnaître que mon implication en ces pages autant que ma ponctualité en pâtissent. Mais mieux vaut tard que jamais, n'est-ce pas? Je vous propose donc de méditer une très sage parole de Chamfort, cet auvergnat qui non content d'être un aphoriste de génie et l'auteur d'amères maximes s'illustra également par l'une des plus édifiantes et laborieuses "TS" avortées de l'histoire. Preuve supplémentaire que l'on peut être une flèche dans le domaine de l'esprit et le dernier des nigauds dans l'ordre du pratique : quelle idée saugrenue de vouloir attenter à sa vie quand on est l'un des Immortels!

"Un homme d'esprit est perdu s'il ne joint pas à l'esprit l'énergie de son caractère. Quand on a la lanterne de Diogène, il faut aussi avoir son bâton."

Concis, martial presque, mais si juste.

8.03.2007

La pensée du vendredi (où l'auteur se lance dans le rubriquage hebdomadaire)

J'entame dans la joie et l'allégresse ce mois d'août 2007 avec une bonne résolution : instaurer ici une rubrique régulière de citations. Et je le fais sans plus tarder avec, en guise d'inauguration, une pensée littéraire lucide de l'immortel auteur de La littérature à l'estomac.

"Dans la chasse aux mots justes, les deux races : la race des oiseleurs et celle des traqueurs : Rimbaud et Mallarmé. Le pourcentage des seconds dans la réussite est toujours meilleur, leur rendement peut-être incomparable - mais ils ne rapportent pas de gibier vivant."

Julien Gracq, Lettrines (1967).

A mon grand dam, j'appartiens sans doute possible à la seconde catégorie...

7.31.2007

16 chevaux sous le capot

De la musique, encore et toujours, en attendant que je trouve le temps de mettre en forme certaines contributions plus conséquentes... Cependant, le programme est royal : un splendide morceau du défunt Sixteen Horsepower, "Hutterite Mile", illustré par les dantesques gravures de Gustave Doré. Que demande le peuple?

7.30.2007

Collage (où l'auteur joue à l'artiste contemporain)

D'après la notice qu'en donne la version anglaise de Wikipédia, il paraîtrait (sur ce site, même le conditionnel est à prendre avec des pincettes) que l'une des sources potentielles d'inspiration de l'inégalable Riders on the storm des Doors pourrait être, au moins pour l'intitulé, à chercher du côté d'un poème surréaliste français, "Les chevaliers de l'ouragan", que la notice attribue de manière hasardeuse à André Breton ou Aimé Césaire (?!). Renseignements pris, la pièce en question, parue en 1924 et recueillie deux ans plus tard dans Le mouvement perpétuel est en réalité d'Aragon et fleure bon l'écriture automatique.

Et si la comparaison de ces deux oeuvres ne s'avère pas très convaincante vis-à-vis de l'hypothèse de départ, le téléscopage que produit la collision du jeu hypnotique de Manzarek avec les vers boiteux d'Aragon n'en est pas moins curieux, et presque beau. Beau comme... la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie, bien sûr! Je vous laisse profiter sans plus tarder du phénomène.




Les Chevaliers de l'ouragan (1924) :

Les chevaliers de l’ouragan s’accrochent aux volets des boutiques

Ils renversent les boîtes à lait comme de simples mauviettes

Ils tournent autour des têtes

Ils vont nostalgiquement s’appuyer à la boule barbue des coiffeurs

Chevaliers de l’ouragan

Qu’avez-vous fait de vos gants?

Au hasard des quartiers qu’ils ébranlent

Ils montent entre les maisons

En haut en bas en haut en haut

Ils soupirent dans les soupentes

Ils soupirent aux soupiraux

Chevaliers de l’ouragan

Mais où mais où avez-vous mis vos gants?

L’un s’éloigne l’autre s’approche

Ils sont deux je le vois bien

L’un s’éloigne c’est saint Sébastien

L’autre s’approche c’est un païen

Chevaliers de l’ouragan

Comme vous êtes intrigants

Saint Sébastien arrache un peu ses flèches

Le païen les ramasse et les lèche

Saint Sébastien porte l’heure à son poignet

Trois heures dix

Chevaliers de l’ouragan

Où où où avez-vous mis vos gants?

Hou hou dans les cheminées

Trois heures onze à présent

Il n’y a plus de métro depuis longtemps

Qu’allez-vous chercher dans les caves?

Chevaliers de l’ouragan

Auriez-vous perdu vos gants?

Ici j’ai mis ma cravate

Me répond saint Sébastien

Le païen le païen ne dit rien

Il a l’air d’avoir égaré sa cravate ma parole

Chevaliers de l’ouragan

À l’égout s’en vont les gants

L’un regarde le présent

L’autre a des souvenirs dans les oreilles

L’un s’envoie et l’autre meurt

La nuit s’ouvre et montre ses jambes

Chevaliers de l’ouragan

Chevaliers extravagants

7.28.2007

Interlude (où l'auteur profite des congés pour refaire la peinture en son antre)

Ces cahiers entament comme vous l'aurez judicieusement noté une phase de métamorphose tâtonnante après une trop longue période d'estivation silencieuse due sans aucun doute au sort subi par mon petit cervelet fragile, tout engourdi par la surchauffe actuelle du jus tièdasse dans lequel il barbotte d'habitude à son aise.

Bref, pour vous aider à patienter en attendant la fin des travaux, je me résouds à republier ici ce que j'avais déjà pu écrire ailleurs sur un roman-monstre qui m'est cher, La maison des feuilles. Cette initiative est d'autant plus superflue, je l'avoue sans vergogne, que vous n'aurez aucune chance de trouver ce livre chez votre épicier préféré : il est en "cours de réimpression" - comprenez que la maison Denoël, détentrice des droits de publication en France, attend patiemment que la demande soit assez conséquente pour se décider à en refaire un tirage, ce qui est malgré tout compréhensible quand on connait le casse-tête éditorial dont il est question ici...* Cependant, les bibliothèques ne sont pas faites pour les chiens, et vous pourrez toujours, si le coeur vous en dit après lecture de mon humble avis (TM), vous y rendre pour juger par vous-même! Et puis après tout, si vous avez une confiance aveugle en moi, ou tout simplement de l'argent à dépenser, vous pouvez toujours contacter Denoël pour leur faire comprendre que vos 30 euros les attendent...

Addenda du 05/08
: D'après les informations glanées ici sur le très recommandable blog de g@rp, La maison des feuilles renaîtra à nouveau de ses cendres pour la sortie du second roman de Danielewski (voir infra - ce billet ressemble de plus en plus dans sa forme au livre qui en est le sujet... Contagion?). L'occasion ou jamais de vous le procurer! Reste ce grand point d'interrogation : la réédition sera-t-elle expurgée des coquilles de la VF originelle? Suspense, quand tu nous tiens.

La maison des feuilles s'ouvre sur une mise en garde : "Ceci n'est pas pour vous." Ce n'est pas tant une postulation élitiste qu'une sorte de couverture de l'auteur : "Si ce livre ne vous plaît pas, n'allez pas dire que vous n'étiez pas prévenu!" Et cet avertissement n'est pas tout à fait gratuit, car effectivement, ce livre ne s'offre pas à tout le monde. C'est un labyrinthe sur les labyrinthes, une bâtisse qu'il faut pouvoir défier, au risque de se perdre dans son épais feuillage. Dédale narratif, sémantique et typographique, La maison des feuilles met tout en oeuvre pour égarer son visiteur. D'abord publié sur internet (sans ses annexes), cet (hyper)texte a mis plus de dix ans à se tisser dans le cerveau de son créateur. Ce n'est peut-être que le premier roman de Danielewski, mais c'est sans conteste un chef-d'oeuvre.

Cette maison, c'est d'abord celle de Zampanò, un vieil aveugle solitaire et secret, entouré de ses seuls chats, que l'on retrouve mort chez lui, dans un appartement tapissé de centaines de pages griffonnées et noircies en tous sens, et dont une malle contient un manuscrit sibyllin. Cet étrange héritage, c'est Johnny Errand, un jeune tatoueur paumé de Santa Monica, hypersensible mais peu cultivé (son nom en V.O., "Truant" qualifie quelqu'un qui fait l'école buissonnière), qui va en assumer le poids. Epris d'une respectueuse fascination pour ce vieillard qui était son voisin, il décide de mettre en ordre son travail, essai austère, quasi-universitaire, et incroyablement érudit, tout en continuant en parallèle sa vie dissolue et ses errances sentimentales, lui qui souffre d'un amour inassouvi pour une strip-teaseuse surnommée "Pan-Pan". Puis surviennent les cauchemars.

Car ce dont parle l'ouvrage du vieux Zampanò, qui constitue le corps central de La maison des feuilles, c'est d'un légendaire film documentaire, le Navidson Record, dont l'existence même n'est pas attestée, et qui a(urait) pour sujet principal une autre maison, très ancienne, celle d'Ash Tree Lane (Virginie), où s'installent Will Navidson et sa petite famille. Tout semble commencer comme dans un téléfilm M6 : Will Navidson (Navy pour les intimes), photo-reporter dont l'une des prises de vues a été couronnée par le prestigieux prix Pulitzer, décide de prendre, pour leur installation dans la vieille bâtisse campagnarde, une année sabbatique auprès de sa femme Karen, une ex-mannequin magnifique et leurs deux enfants modèles, Chad et Daisy. Et d'immortaliser sur pellicule, par la même occasion, cette parenthèse bénie dans leur vie mouvementée.

Malheureusement, ce joli rêve de tranquillité se fissure quelque peu lorsque Navy découvre un jour, en rentrant de voyage, qu'il y a un nouveau placard -vide et obscur- dans la chambre des enfants et réalise, en prenant des mesures, que sa maison est d'un quart de pouce exactement plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur. Alors, pour le lecteur comme pour ses habitants, la demeure de Ash Tree Lane semble soudain surgir d'un roman de Stephen King ou un dessin d'Escher, prendre vie, devenir une aberration terrifiante, quelque chose qui ne devrait pas exister.

L'histoire du Navidson Record devient au fil du récit une machine folle, à laquelle répond en écho, depuis ses notes de bas de pages de plus en plus envahissantes, l'histoire de Johnny, qui se penche sur le passé de Zampanò et sur son propre passif familial enfoui et terriblement douloureux. Et peu importe, à ce moment, que le reportage soit inexistant, tout comme nombre des références bibliographiques données par le vieil aveugle. Peu importe d'ailleurs qu'un vieil aveugle fasse un travail critique sur un film (allant jusqu'à donner son point de "vue" sur certains cadrages), puisqu'il n'a sans doute jamais été tourné...

Seule importe la maison, dont l'impossible réalité devient bien tangible, tout comme se matérialisent dans la vie de Johnny les conséquences nocives de son étude prolongée et monomaniaque du manuscrit chargé de ratures et de sens de son étrange voisin défunt. Partout la noirceur fait tâche d'huile et s'étend, et ce lacis d'histoires devient un vortex, une spirale dont les multiples branches (récit de Zampanò, notes-récit de Johnny, notes correctives des Editeurs -et ici, du traducteur, qui prend part au jeu-, interventions de Tom, frère de Navy, interviews de différents protagonistes ou spécialistes par Karen, après les événements, etc.) mènent toutes au coeur du mystère, dans un immense trou noir insondable et froid comme une tombe, pétrifiant de terreur. Et nul ne peut assurer qu'au coeur des ténèbres ne se cache pas le minotaure. La maison des feuilles, c'est l'équivalent littéraire du Projet Blair Witch, le génie en plus.

Mark Z. Danielewski himself

C'est aussi un hommage aux maîtres de Danielewski : Burroughs (pour le "cut-up" et les jeux formels)**, Jorge Luis Borges (modèle plus ou moins évident de Zampanò), Edgar Allan Poe (La chute de la maison Usher), mais aussi bien toute la littérature gothique européenne, Stephen King ou Heidegger. Parfois, Danielewski/Zampanò peut agacer, par son côté intello new-yorkais qui cite Deleuze ou Derrida et fait d'impressionnants name-dropping de photographes, documentaristes, architectes, etc. Pourtant, c'est cet académisme de pacotille qui est aussi raillé par le mécanisme même du récit (notes de bas de pages qui en avalent d'autres jusqu'à l'inexorable vertige...) et en premier lieu par Danielewski/Johnny, qui a toujours le dernier mot et constitue, malgré les apparences, le coeur même de ce livre, et son sujet le plus intéressant, le plus réussi aussi.

Roman expérimental mais jouissif, ardu mais plus trépidant qu'aucun Tom Clancy, méta-livre qui s'auto-génère, La maison des feuilles est une oeuvre maline et malade, qui transporte et transforme quiconque est assez courageux pour y plonger. Il est impossible de sortir indemne de cette lecture, sans que sa noirceur intense, sa tristesse profonde ne vous ait envahi, sans que Johnny ne vous ait changé à tout jamais, comme lui-même a été changé par les mystères de Ash Tree Lane. C'est tout aussi impossible que cette foutue maison, ne cherchez pas. Ceci n'est pas pour vous.

La maison des feuilles (House of leaves), Mark Z. Danielewski, Denoël, "Denoël et d'ailleurs", 2002, traduction de Christophe Claro. ***

Côté "actualité" (comme on dit sur les plateaux de promo) : le second roman de Danielewski, Only Revolutions, devrait sortir fin août en France sous le titre O Révolutions. Nouvelle tentative uber-oulipesque de ce fou furieux : narrer dans un road movie littéraire en forme de poème lyrique l'histoire de deux inséparables éternels adolescents (éternels au sens propre...) en quête d'aventures : Sam et Hailey. La particularité formelle étant cette fois-ci que le roman se lit indifféremment de chaque côté (oui, vous avez bien lu...) suivant que l'on désire suivre le point de vue et monologue de l'un ou de l'autre de ces personnages qui sillonnent l'Amérique et ses mythes de part en part durant deux cents ans (1863-2063). Oeuvre-limite, juchée à la frontière de l'incompréhensible et de l'art pour l'art et inspirée des défis les plus hermétiques de Joyce et Beckett. Le bébé est-il viable quand même? Réponse dans quelques semaines...

Addenda du 05/08
: 16 pages extraites de la traduction française de Claro (voir infra) sont d'ores et déjà consultables au format PDF sur le site de Denöel. Pour ceux que cet échantillon allécherait autant que votre serviteur, rappelons que le roman paraît le 23 août prochain.

* : Merci à l'indispensable NoThanks pour ces précieuses informations. ;)
** : Deux exemples visuels qui valent plus que tous les discours :




*** : Claro, passeur émérite de ce pavé labyrinthique est un ambitieux forçat de la traduction, passionné par la "nouvelle fiction" américaine, et on lui doit aussi les versions françaises du Courtier en tabac de John Barth ou La famille royale de William T. Vollmann. Depuis quelques années, il codirige avec bonheur la pynchonienne collection "Lot 49" au Cherche Midi, et a ainsi permis de faire connaître nombre d'auteurs américains contemporains : Richard Powers, Ben Marcus (Le silence selon Jane Dark) ou Brian Evenson (Inversion). Il planche actuellement en parallèle sur deux travaux de traduction des plus complexes : Only Revolutions et un autre gros morceau de la rentrée littéraire, Central Europe de William T. Vollmann. Il est aussi romancier et bloggueur. Je pense que ses journées comptent 24 heures de plus que les miennes...

7.14.2007

La chanson des patriotes (où l'auteur fête la nation à sa façon)

14 juillet. "Fête Nat." comme disent ces feignants de calendriers. L'occasion rêvée d'entonner en tout lieu avec un fier enthousiasme cette malicieuse chansonnette. Merci Georges!

(sur un air de guitare parodiquement martial)

Les invalid's chez nous, l'revers de leur médaille
C'est pas d'être hors d'état de suivr' les fill's, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir retourner au champ de bataille.
Le rameau d'olivier n'est pas notre symbole, non!

Ce que, par-dessus tout, nos aveugles déplorent,
C'est pas d'être hors d'état d'se rincer l'œil, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir lorgner le drapeau tricolore.
La ligne bleue des Vosges sera toujours notre horizon.

Et les sourds de chez nous, s'ils sont mélancoliques,
C'est pas d'être hors d'état d'ouïr les sirènes, cré de nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir entendre au défilé d'la clique,
Les échos du tambour, de la trompette et du clairon.

Et les muets d'chez nous, c'qui les met mal à l'aise
C'est pas d'être hors d'état d'conter fleurette, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir reprendre en chœur la Marseillaise.
Les chansons martiales sont les seules que nous entonnons.

Ce qui de nos manchots aigrit le caractère,
C'est pas d'être hors d'état d'pincer les fess's, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir faire le salut militaire.
jamais un bras d'honneur ne sera notre geste, non!

Les estropiés d'chez nous, ce qui les rend patraques,
C'est pas d'être hors d'état d'courir la gueus', cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir participer à une attaque.
On rêve de Rosalie, la baïonnette, pas de Ninon.

C'qui manque aux amputés de leurs bijoux d'famille,
C'est pas d'être hors d'état d'aimer leur femm', cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir sabrer les belles ennemies.
La colomb' de la paix, on l'apprête aux petits oignons.

Quant à nos trépassés, s'ils ont tous l'âme en peine,
C'est pas d'être hors d'état d'mourir d'amour, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir se faire occire à la prochaine.
Au monument aux morts, chacun rêve d'avoir son nom.

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