5.31.2007

Une bonne action... kamikaze (où l'auteur salue le courage de certains gens de lettres)

Alléluia! Ils l'ont fait! Oui, Alléluia, mes frères et soeurs! Car en vérité, je vous le dis : il s'est produit une sorte d'inespéré miracle! "On" a enfin publié un livre de Marc-Edouard Nabe en format poche! C'est ce qui s'appelle une action kamikaze, parce que je ne crois pas qu'il puisse s'en vendre des tonnes. C'est donc aussi une improbable et incongrue mitzvah...

A qui la doit-on? Aux dignes chevaliers des éditions de La Table Ronde, pardi! Cette petite maison à la ligne éditoriale historiquement droitarde a beau avoir été rachetée par Gallimard il y a quelques années, elle n'en est pas moins encore capable de jolis coups d'éclat. Ainsi, grâce soit rendue au chiraquien Denis Tillinac, L'âme de Billie Holiday - certes pas le texte le plus important de Nabe - est désormais disponible dans leur excellente collection de poche, La petite vermillon. Allez, on est sur la bonne voie, plus que 25 oeuvres à ressortir dans la foulée, et MEN n'aura plus besoin pour faire savoir qu'il vit de placarder, tel un Glen Runciter cocaïné, des conneries à peine dignes de lui sur tous les murs de Paname. On y croit!

Par la même occasion, j'en profite pour signaler deux autres parutions poche récentes parmi les plus dignes d'intérêt : la splendide biographie de Raymond Guérin - il va d'ailleurs falloir que je vous cause un de ces quatre de cet auteur injustement oublié - par Jean-Paul Kauffmann, Raymond Guérin, 31, allées Damour (aussi parue dans La petite vermillon), et le roman de l'auteur écossais Eric McCormack, L'épouse hollandaise (chez Points). Ne freinez pas des quatre fers en lisant un dithyrambe des Inrocks sur la quatrième de couv' de ce dernier : soyons bon prince, il peut aussi leur arriver parfois d'avoir bon goût. Comme quoi, les miracles ne cessent jamais vraiment...

5.30.2007

A year without a summer

Eté 1816. Près de Cologny, sur les bords du lac Léman, Lord Byron est en exil : il fuit le scandale que la relation incestueuse avec sa demi-sœur Augusta Leigh a provoqué au sein de la bonne société anglaise, la débâcle d’un mariage catastrophique qui l’a poussé dans l’alcool et une violente dépression ainsi que la naissance récente de sa fille Ada. Accompagné de son médecin personnel, John William Polidori, qui veille sur son rétablissement nerveux, il a loué la luxueuse villa Diodati, vieille bâtisse du XVIIème siècle qui a vu passé entre ses murs l’illustre John Milton, proche ami du premier propriétaire des lieux. Seulement voilà, ce n’est pas le moment idéal pour prendre des vacances, pas plus en Suisse qu’ailleurs.

Partout en Europe comme aux Etats-Unis, un froid durable et des intempéries incessantes s’abattent : gel, tempêtes, orages et inondations sont le lot commun de tous en cette période que l’histoire retiendra sous le nom d’année sans été. Une grande majorité des récoltes sont fichues, des bêtes meurent, puis les hommes affamés aussi. Il en décède deux fois plus qu’en une année habituelle. La Suisse n’est pas épargnée, bien au contraire, au point que le gouvernement déclare l’état d’urgence concernant la famine nationale.

Pourtant, trois visiteurs anglais sont venus depuis mai tenir compagnie à Lord Byron et son médecin dans leur retraite helvète. Tous ont de bonnes raisons d’être là : le poète Percy Bysshe Shelley et sa compagne Mary Godwin mènent depuis deux ans une vie des plus dissolues, fuyant partout sur le continent le courroux du père de Mary, pourtant philosophe radical, qui accepte mal cette union libre pour laquelle Shelley a abandonné son épouse et ses deux enfants. Mary, qui ne deviendra Mme Shelley qu’à l’hiver suivant, est elle aussi dans un état psychologique pitoyable : elle a perdu un an auparavant leur première fille, née prématurée, et craint pour la santé de William, leur nouveau-né, Percy se montrant incapable de lui offrir la sécurité d’un foyer familial stable. Tous deux ont été entraînés ici sur l’invitation pressante de Claire Clairmont, demi-sœur de Mary qui, suite à une courte aventure avec Lord Byron quelques mois auparavant, est devenue folle de lui et le harcèle de lettres débordantes de passion. Elle vient là dans le secret espoir de faire changer d’avis le poète que ces effusions délirantes ont fait détaler : elle sait sans doute déjà qu’elle porte aussi son enfant. Le couple Shelley a loué la maison Chapuis à Montalègre, pas très loin de la villa Diodati. Ils resteront en Suisse tout l’été.

Le décor est planté, les protagonistes introduits. Aucun d’eux ne se doute alors que ce qui va se dérouler en ces lieux durant ces turbulentes semaines aura une influence retentissante sur la littérature mondiale. Tous sauf la femme énamourée qui les a réunis dans cette villa vont y prendre part activement.

La petite bicoque louée par Lord Byron. Bolloré peut aller se cacher...


Souvent cloîtré de force en ces pénates à cause du froid et des intempéries, le petit groupe tue le temps en discussions animées, consommation effrénée de laudanum et lectures collégiales. On se lit au coin du feu des histoires pour se faire peur, et notamment la récente traduction française d’un recueil de contes fantastiques allemand, Fantasmagoriana. L’auteur du fabuleux roman gothique Le moine, Matthew G. Lewis, passe même saluer les illustres vacanciers et leur livre enthousiasmé, en traduisant au débotté, des passages entiers du premier Faust de Goethe, avec qui il a eu le plaisir de faire connaissance quelques années auparavant.

Puis un soir, le 16 juin 1816, alors qu’ils sont bloqués depuis trois jours à l’intérieur de la villa Diodati par d’incessantes averses, Lord Byron lance un défi à ses amis : chacun devra écrire une "histoire de fantômes", le vainqueur étant celui dont le récit sera le plus effrayant. Shelley, peu doué pour la prose, abandonnera très vite. Byron n’écrira lui-même qu’un fragment de conte sur la légende des vampires, dont il avait entendu parler lors de son séjour dans les Balkans, fragment qu’il recueillera ensuite dans son poème Mazeppa. Les seules réelles contributions viendront de ceux dont on aurait attendu le moins : Mary et le docteur Polidori, deux écrivains amateurs. A eux deux, et par la grâce alchimique d’un hasard qui avait réuni en un lieu et un temps à nul autre pareils ces personnalités atypiques, ils vont engendrer trois des figures les plus illustres de la culture populaire moderne : le vampire, le savant fou et la créature de Frankenstein.

John Polidori, reprendra là où s’est arrêté Lord Byron, et publiera en 1821 son propre conte fantastique, The Vampyre, qui, suite à un malentendu, sera un temps attribué à Byron lui-même, mais connaîtra un retentissant succès et la progéniture que l’on sait. Cependant, Mary, elle, en cet été pluvieux, cherche encore désespérément un sujet de conte. Une nuit, Byron et Shelley, tous deux férus de science, devisent longuement des expériences récentes en biologie : les recherches du docteur Darwin, le galvanisme, l’électricité, la transmission du principe vital… Mary les écoute religieusement et n’en perd pas une miette. Au petit matin, la conversation entre les deux poètes s’achève et le couple Shelley part se coucher. Mary tarde à trouver le sommeil tant elle est obsédée par les visions pétrifiantes qui l’assaillent :

"Je vis, les yeux fermés, mais avec une forte acuité mentale, je vis le pâle apprenti en sciences interdites s’agenouiller aux côtés de la créature qu’il avait assemblée. Je vis, étendue de tout son long, cette créature humaine hideuse née d’un fantasme donner signe de vie sous l’action de quelque machinerie puissante, puis s’animer d’un semblant de vie en un mouvement maladroit. Cela était naturellement terrifiant car les tentatives de l’homme pour singer la démarche prodigieuse du Créateur du monde ne peuvent que causer une horreur suprême." *

"...the hideous phantasm of a man..."


Elle commence dès le lendemain à rédiger son histoire, mais Percy Shelley, pressentant certainement le potentiel d’un tel sujet, lui conseille de ne pas s’arrêter à sa visée initiale de simple conte et de développer son idée dans une mesure plus ambitieuse et appropriée afin d’écrire une véritable œuvre littéraire. Moins de deux ans plus tard, elle fera paraître, sans nom d’auteur, une première édition de Frankenstein ou le Prométhée moderne. La science-fiction est née!

Car contrairement à ce que l’époque et le décor dans lesquels se déroule l’intrigue de ce roman pourraient laisser penser, il ne s’agit pas d’un roman gothique, et moins encore d’un roman fantastique.** Pour la première fois, une histoire imaginaire prend pour postulat de départ une avancée supposée des sciences modernes. Qui plus est, de la thématique prométhéenne du savant fou à celle du progrès comme source potentielle de danger et de souffrances, tous les grands sujets du genre à naître sont déjà réunis en ce chef d’œuvre. D’ailleurs pour se convaincre de la nature véritable du roman, et de son rôle déterminant de pionnier, il suffit de relire les lignes inaugurales de la préface que Percy Bysshe Shelley avait rédigé, au nom de son épouse, pour l’édition originelle de Frankenstein :

"Le Dr Darwin et quelques physiologistes allemands ont donné à entendre que le fait sur lequel se fonde cette fiction ne relève nullement de l’impossible. Qu’on n’aille pas imaginer que j’accorde une foi aveugle à une telle hypothèse ; néanmoins, je n’ai pas eu le sentiment, en m’en inspirant pour mon récit, de tisser une toile de terreurs purement surnaturelles. L’événement qui se trouve à l’origine de mon histoire ne présente pas les inconvénients inhérents aux simples récits de fantômes et de merveilleux. Il s’est imposé à moi par la nouveauté des situations qu’il autorise, et bien que constituant une impossibilité sur le plan physique, il permet à l’imagination de cerner les passions humaines de manière plus complète et plus riche qu’un enchaînement de faits réels." ***

Voilà la première profession de foi d’un auteur de science-fiction, assumant pleinement les conséquences de la singularité de son récit et créant par là même le contrat de lecture qui sera désormais, à peu de choses près, invariablement celui de toute la littérature d'anticipation.

Bien des ouvrages ont été écrits au sujet de la genèse de Frankenstein et du séjour en Suisse des Shelley en compagnie de Byron. D’importants essais, mais aussi, tant les circonstances profondément romanesques de cette histoire s’y prêtent, pléthore de fictions. Emmanuel Carrère, notamment, a écrit un roman librement inspiré des faits historiques ayant pris place cet été 1816 dans la villa Diodati, Bravoure. Un auteur argentin, Federico Andahazi, a publié quant à lui sur ce sujet un court roman fantastique intitulé La villa des mystères. Enfin Tim Powers, romancier américain, a tiré de cette étonnante aventure littéraire la base de son incroyable gonzo épico-historique, Le poids de son regard, dont Byron, Shelley et Keats sont quelques-uns des plus éminents protagonistes. Mais le mythe est encore fécond. Cet été-là, si la terre resta désespérément sèche, une graine des plus fertiles et vivaces fut planté au cœur de la littérature de genre, qui nourrira et ravira encore longtemps tous les amateurs d’imaginaire.

A venir, l'épisode 2 de nos aventures en terres science-fictives : une brève histoire du mouvement luddite. Stay tuned!

* : Frankenstein ou le Prométhée moderne, préface de 1831, traduction de Paul Couturiau.
** : Les producteurs de l'âge d'or d'Hollywood ne s'y trompèrent pas, eux qui eurent la géniale intuition visuelle d'apposer des boulons sur les tempes de la sinistre créature!
*** : idem, préface de 1817, même traduction.

5.28.2007

We don't need no education (où l'auteur transmet la bonne parole)

Réaction *intelligente* d'un professeur à l'intiative démagogique de Nicolas Sarkozy instaurant la lecture obligatoire de la lettre d'adieu de Guy Môquet aux élèves de France. Réaction publiée par le Figaro mais trouvée sur le blog de paratext

Par Michel Ségal, Professeur de collège en ZEP

"Je suis enseignant de collège et je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves.

Je ne leur lirai pas parce qu'ils seraient bien incapables d'en comprendre le sens profond, et même d'en comprendre les mots qui la composent ; parce que notre école demande aux enfants de réinventer eux-mêmes les règles d'écriture ou de syntaxe. Je ne la lirai pas parce que depuis une trentaine d'années, l'école leur apprend le mépris du patrimoine et la méfiance du passé. Je ne la lirai pas parce que cette lettre me fait honte, honte de la maturité d'un adolescent il y a plus de soixante ans face à l'infantilisation construite par notre école de ceux du même âge aujourd'hui. Je ne la lirai pas parce que nos enfants ignorent les événements auxquels elle se réfère ; parce que notre école préfère par exemple demander à des enfants d'analyser des « documents » plutôt que de leur enseigner des dates et des événements. Je ne la lirai pas parce qu'il y a longtemps que l'école refuse de transmettre aucun modèle ; parce que notre école n'envisage plus les textes d'auteurs comme des exemples mais comme des thèmes d'entraînement à la critique. Je ne la lirai pas tout simplement parce que notre école a délibérément détruit l'autorité qui pourrait permettre une lecture et une écoute attentives.

Je ne la lirai pas parce que, même âgés de 16 ans, mes élèves ne sont que de petits enfants bien incapables d'appréhender son contenu et resteront sans doute ainsi toute leur vie : ainsi en a décidé notre école. Peut-être ne me croyez-vous pas car l'école que connaissent vos enfants ne ressemble en rien à celle que j'évoque ? En effet, j'ai peut-être oublié de vous préciser l'essentiel : je travaille dans une ZEP, c'est-à-dire là où peuvent être appliquées à la lettre et sans risque de plainte toutes les directives ministérielles, là où se préfigurent l'horreur et la misère du monde construit par notre école.

Non, Monsieur le Président, je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet tant que n'auront pas été engagées les réformes structurelles du ministère de l'Éducation nationale qui mettront fin à la démence toute puissante des instances coupables des mesures les plus destructrices de tout espoir de justice sociale, tant que n'auront pas été engagées les réformes pour que l'école cesse de conforter les enfants dans leur nature d'enfants, pour que l'école accepte enfin de remplir sa seule mission : instruire."

Message à faire circuler séance tenante, pour qu'enfin le constat que tous savent mais taisent devienne une audible et inévitable vérité. A rapprocher des témoignages et indignations salutaires de tant d'enseignants (le moustachu rigolo Brighelli n'est que le plus connu de tous). Rien ne vaut l'édifiant exemple de Laurent Lafforgue, médaille Fields 2002, membre de l'Académie des Sciences et professeur à l'IHES, pour prendre conscience du travail monumental à mener au sein de l'Ed.Nat. et réaliser à quel point ce nécessaire sursaut est entravé de toutes les façons possibles par la mafia pédagogiste qui parasite le système avec ses IUFM (surnom sybillin des Camps de Rééducation Professorale) et son parrain inamovible, le Pol Pot gentillet de l'école républicaine, l'ignominieux Philippe Meirieu. L'histoire de la démission de Lafforgue du HCE et ses textes sur l'école sont sans appel pour qui sait lire.

Nombreux sont aussi les écrivains français ayant enseigné au sein des collèges et lycées "difficiles" - euphémisme, quand tu nous tiens - à rendre compte, d'une manière ou d'une autre, de leur dégoût ou leur découragement. Richard Millet (dans Lauve le pur et Le sentiment de la langue) et Pierre Jourde (dans son terrible Festins secrets), deux de nos plus brillants stylistes, ne sont pas les moindres. Bien sûr, il y a toujours des idiots utiles, du type de l'arriviste François Bégaudeau, pour affirmer encore qu'enseigner en ZEP, c'est fantastique. Sa récompense suite à cet infâme mensonge intitulé Entre les murs ne s'est pas faite attendre, puisqu'outre nombre de distinctions littéraires en chocolat, il a désormais obtenu une place de chroniqueur radio (chez l'inénarrable Pascale Clarke) et télé (dans une émission de haute volée : la Matinale de Canal +, animée par Bruce Toussaint, ce puits de culture). La vérité ou la carrière, il faut savoir choisir. Avis aux hommes de bonne volonté...

5.25.2007

Message personnel à Mme Boutin et M. Hirsch (où l'auteur déroge à ses habitudes et s'engage à fond)

Puissent notre nouvelle ministre du logement et le haut commissaire aux solidarités nous entendre, et méditer cette modeste réflexion sur l'urbanisme! Oui, il y a des pistes de solutions concrètes pour sortir de "la crise". Osez, Mme Boutin!

5.23.2007

Dans le mille! (où l'auteur rend hommage à un vrai visionnaire)

Parmi les auteurs visionnaires français, la tradition veut que l'on pioche toujours le même exemple, Jules Verne, en poussant des cris d'admiration. Si ça n'est pas tout à fait faux, ça n'en est pas moins lassant. Car nombres d'auteurs, sur bien des plans autres que purement scientifique, furent au moins aussi visionnaires que le père du capitaine Némo. Jugez plutôt avec ce passage prophétique des Illusions perdues de Balzac, dont j'achève à peine la lecture. La scène met un groupe de porte-plumes parisiens aux prises avec l'ambassadeur qui est leur invité :

- Je ne soupe jamais sans effroi avec des journalistes français, dit le diplomate allemand (...). Il y a un mot de Blutcher que vous êtes chargés de réaliser.
- Quel mot? dit Nathan.
- Quand Blutcher arriva sur les hauteurs de Montmartre avec Saacken, en 1814, pardonnez-moi, messieurs, de vous reporter à ce jour fatal pour vous, Saacken, qui était un brutal, dit : Nous allons donc brûler Paris! - Gardez-vous en bien, la France ne mourra que de
ça! répondit Blutcher en montrant ce grand chancre qu'ils voyaient étendu à leurs pieds, ardent et fumeux, dans la vallée de la Seine. Je bénis Dieu de ce qu'il n'y a pas de journaux dans mon pays, reprit le ministre après une pause. Je ne suis pas encore remis de l'effroi que m'a causé ce petit bonhomme coiffé de papier, qui, à dix ans, possède la raison d'un vieux diplomate.



Quoi de plus juste? Je ne sais si le mot prêté à Blutcher est exact, mais ce que Balzac fait dire à son personnage est d'une implacable lucidité. De nos jours, certes, tous les pays sont dotés de leur propre presse, et dans bien des cas elles sont plus abjectes encore que la nôtre. Mais la presse française restera toujours une des plus maléfiques, par ce simple fait qu'elle se gargarisera toujours, quelle que soit sa nature, d'être la voix officielle de la liberté d'expression, l'étendard fièrement brandi des droits de l'homme et du citoyen, la tradition républicaine incarnée. Or qu'est devenue la presse française? Qu'a-t-elle fait, ces dernières décennies, cette insolente fille de la Révolution? En dehors de quelques salutaires fanzines ou éphémères journaux et magazines alternatifs, vite étouffés ou vite rachetés, la presse française est morte avec la 3ème république. Bien sûr, elle n'était ni plus libre ni plus innocente à cette époque, mais du moins lui restait-il encore une once de vergogne, qui permît quelques fois de laisser s'exprimer dignement l'intelligence et la liberté. Mais depuis Vichy, elle n'est plus qu'un pitoyable commensale, mangeant à tous les râteliers et criant d'autant plus fort sa nature de phare de la civilisation qu'elle se sait déshumanisée, enchaînée, souillée et vendue à toutes les bassesses. Qu'a réalisé la presse de ce pays depuis plus de soixante ans? Qui a-t-elle servi?

D'abord ce fut ceci :



Puis, dans un autre registre, pas moins collabo, ce fut ça :



Et enfin, grâce lui soit rendue, elle nous a offert ceci :



Elle a beaucoup servi, comme on dit aussi de certaines filles de joie, mais certainement pas les citoyens qu'elle prétendait instruire. Dans ce désastre, tous les organes historiques de presse sont peu ou prou impliqués, mais il n'y a guère d'exemple aussi frappant, édifiant et pathétique de la nature corruptrice de la presse que celui de Libération, quotidien fondé courageusement sur les bases les plus utopistes, mais ayant perdu au fil des ans toujours plus de lecteurs à chaque retournement de veste, s'étant caricaturé jusqu'au ridicule et ne survivant désormais que sous perfusion du Grand Capital pour mieux cracher dans la soupe libérale, en bon rebelle subventionné, au lieu de crever de la sale mort qu'il mérite pour s'être ainsi vendu en se moquant du peuple qu'il devait informer! Triste symbole d'une corporation imbue de sa propre grandeur mais toujours moins honorable.

La girouette germano-pratine, une espèce en voie d'extinction protégée par la WWF


Dans le roman de Balzac, un des plumitifs de la tablée conclut de cette manière après d'âpres échanges le débat engagé par le diplomate :

Le Journal au lieu d'être un sacerdoce est devenu un moyen pour tous les partis; de moyen, il s'est fait commerce; et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. (...) Un journal n'est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions. Ainsi, tous les journaux seront dans un temps donné, lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes, et fleuriront par cela même. (...) le mal sera fait sans que personne en soit coupable (...). Napoléon a donné la raison de ce phénomène moral ou immoral, comme il vous plaira, dans un mot sublime, que lui ont dicté ses études sur la Convention : Les crimes collectifs n'engagent personne.

Sentence d'autant plus horrible qu'elle est vraie, non seulement de la presse, mais aussi de ce que celle-ci a fait du suffrage universel... Quand donc ce cauchemar prendra-t-il fin? Assez vite, il faut l'espérer, tant se multiplient partout les signes avant-coureurs du grand chambardement. Les hommes n'auront bientôt plus besoin de cette caste de sycophantes qui se nomment journalistes: une autre structure va naître, qui entraînera pour toujours cette engeance turpide dans les oubliettes de l'Histoire. Entre-temps, le Journal aura amené au bord du gouffre l'une des nations parmi les plus spirituelles et les plus libres qui furent jamais. Balzac avait tapé dans le mille : chapeau l'artiste!

Une enfant de la balle (où l'auteur dévoile - encore! - une chanteuse chère à son coeur)

Lhasa de Sela a sans doute été sirène dans une autre vie. Je ne vois pas d'autre explication. C'était elle, probablement, la "lead vocal" de la bande de séductrices qui faillit venir à bout par son chant de l'épopée d'Ulysse! Comme celle de ses mythiques ancêtres, sa voix envoute, caresse et brise tout à la fois. C'est la voix d'une femme qui a passé sa vie à changer de décor, itinérante pour le plaisir : Etats-Unis, Mexique, Canada, Angleterre, France. On appelle pas un de ses albums The Living Road par hasard! C'est vrai qu'à l'inverse de l'autre tête à claques nasillarde, elle est vraiment née dans une caravane. Ou du moins y a grandi...

Après l'étonnant succès d'estime de son premier album, La Llorona, dont l'interminable tournée la laissa exsangue, elle nous trouva rien de mieux, pour se "reposer", que de rejoindre pour un temps le cirque ambulant de ses trois soeurs en France. Voilà une femme errante, pas une de ces petites icônes exotiques fabriquées pour le tourisme musical, mais bien plutôt l'image d'une âme enlaçant le monde, traînant dans les modulations de son chant une idée de l'éternité et offrant à tous sa lassitude pas tout à fait désespérée. Car c'est le paradoxe de cette voix-là : sa mélancolie résonne d'espérance et ses joies débordent de larmes.

Une vidéo d'un de ses concerts, qui se font trop rares.

De cara a la pared (La Llorona) :

5.10.2007

De la critique (où l'auteur cite encore sans vergogne)

Pour rebondir sur le trop sympathique commentaire de Guard of Headlight, voilà un magnifique extrait du tordant Traité du style d'Aragon, écrit en 1928, à l'époque de sa fougueuse jeunesse, lorsqu'il n'avait pas encore cédé au sectarisme stalinien et au sentimentalisme trioletien (sic?). Eblouissant d'insolente facilité! A faire lire de force à tous les plumitifs mollassons et parvenus de la presse littéraire contemporaine...

"On sait que nous n'avons guère de raisons, la critique et moi, d'être extrêmement tendres l'un envers l'autre, ou réciproquement. Ceci me met à l'abri des soupçons prêts à fondre du sourcil du lecteur comme les milans, à l'heure où le pâtre étonné par le soir relâche un peu sa surveillance et songe aux caresses de l'ombre, sur les troupeaux - sur moi. Je ne m'abaisserai pas jusqu'à discuter avec le voyou qui, sans égard pour les nuits de scrupules, les transes du jugement, les sanglots, les alternatives, les dilemnes, les déchirements cornéliens du critique, prétendit dans une phrase insolemment balancée que si d'une part le travail de cet honorable magistrat de la renommée était facile, d'autre part et par contre l'art, que dans sa simplicité ce faiseur de proverbes croit pouvoir opposer à la critique, alors qu'elle est comme vous et moi un art, et que partant le syllogisme ainsi amorcé, quelle qu'en soit la conclusion, est faux, car le sujet de la seconde prémisse est un genre de l'espèce sujet de la première, et tout se révolte en nous si l'on nous présente d'une façon logique dans la conclusion un prédicat lié par la négative au sujet de la seconde prémisse qui l'est par l'affirmative avec celui de la première - était difficile. Prononcez à brûle-pourpoint la proposition: l'art est difficile, au moment où vous passez devant un miroir. D'abord vous hocherez la tête, ensuite vous rirez. C'était fatal. Il y a dans les phrases qui présentent un vice de construction je ne sais quel élément qui agit sur la rate humaine, car pour la rate des chiens il ne semble pas qu'elle ait le sens de l'humour verbal. Dire que l'art est difficile, suppose chez l'auteur de la phrase l'ignorance totale des mots dont il se sert. Qu'est-ce qui est difficile? Un chemin, un client, un problème. Puis-je m'exprimer ainsi: le ciel est difficile...? Oui, si je consens à mettre une majuscule au firmament, ce qui est un moyen de le personnaliser. Car difficile est une épithète qui ne peut se joindre qu'au défini. C'est pourquoi l'art n'est pas difficile. Il n'est pas facile non plus. Mais difficile et art ne peuvent être réduits au commun diviseur du verbe être. On voit par l'exemple qui précère quel labeur surhumain est celui de l'homme qui armé d'une lanterne s'avance au milieu des livres pour y dépister les baraliptons. La critique, c'est le bagne à perpétuité. Pas de repos pour un critique. Et un nom comme un cri de perroquet.

Cependant il faut reconnaître que ces pauvres gens alourdis par le poids des chaînes de montres, ne font pas toujours le nécessaire pour maintenir leur rang d'archanges foudroyés. Le mal que ces Maudits ont pour mission de répandre dans les coeurs sans méfiance loin d'être assis comme il devrait sur leurs fronts ténébreux, splendide, déployant ses grandes ailes noires, se dissimule parfois dans un petit ruban violet à leur boutonnière. Ils manquent d'allure, ils n'ont plus confiance en leur autorité. Ils ont écouté ce que les apôtres malintentionnés de l'Art, ce christ des temps modernes, vont partout déclamant contre eux. Ils rougissent d'être pris pour des pions. Ils n'osent plus dire ce qu'ils pensent, prêtres démoralisés d'un culte agonisant. Eh bien, qu'ils m'en croient, il est temps, il est grand temps de ressaisir les rênes flottantes de l'ascendant moral. Et c'est faisable. Mais il faut bannir toute honte. Reprenez l'habitude ancienne, quittez ce ton trop général. Etudiez la loupe à la main les textes qui vous sont soumis. Pesez les mots. Analysez les phrases. Développez séparément les images. N'hésitez pas à ricaner métaphoriquement. Revenez à la tradition scientifique des annotateurs d'autrefois. Marquez les vulgarités à l'encre rouge, et si vous en trouvez par chance, expliquez longuement, lourdement les beautés. Avec les marteaux de l'insistance laminez, laminez sans fin les propositions écrites de vos incompréhensibles contemporains. Ainsi vous retrouverez dans l'univers votre rôle grandiose, agents superbes de la destinée, qui toute sentimentalité pendue au vestiaire éternel travaillerez inlassablement à la mort et à l'usure de toute chose orgueilleuse et disproportionnée. (...)

Croyez-moi, abandonnez un procédé, poétique à coup sûr mais qui vous fait mal juger. Il est temps d'en revenir à l'étude approfondie des textes, à l'examen sérieux et appliqué des moyens de l'auteur, de son style. Ne craignez pas les maux de tête. D'abord ce serait montrer bien peu de courage. Ensuite les migraines, les douleurs lancinantes, les brusques éclairs aux tempes que vous ressentez parfois sont plutôt l'effet de la syphilis que du travail. Outre que vous ne soupçonnez pas les plaisirs, sans parler de la satisfaction de la tâche accomplie, qui vous attendent au fond de la coquille où se cache ahuri le pagure du solécisme à côté de la naine Equivoque. Je demande à ce que mes livres soient critiqués avec la dernière rigueur, par des gens qui s'y connaissent, et qui sachant la grammaire et la logique, chercheront sous le pas de mes virgules les poux de ma pensée dans la tête de mon style. Parfaitement. Chaque ligne peut servir de prétexte à une infinie quantité de notes en petits caractères. Chaque arrêt dans la phrase, et l'absence d'arrêt, les mots, les murmures, les soubresauts, les retours, l'exprimé comme l'inexprimable. Tout est matière à discussion. Qu'attend-on pour publier une bonne édition critique d'Anicet? Je rougis quand je songe qu'il n'existe aucun travail sérieux concernant mon Télémaque. A quoi pense donc l'éxégèse moderne? Petite paresseuse, va. Donnez lui du vin rouge. Elle ira désormais, brandissant une fourche, dépouillée des vains ornements d'Ophélie, le feu à ses larges narines, remuer à grands cris la paille merdeuse des métaphores."

La glace sans tain (où l'auteur, dans un moment d'égarement, oublie de prendre son vermifuge)

Poussiéreuse petite pièce poétique de ma jeunesse, période "désabusé". Spéciale dédicace à tous les nihilistes!

Tu te traques sans relâche
Tu épies ton moindre faux pas
Il faut sans cesse que tu te caches
Pour échapper à tes "Pourquoi"
Tu t'observes comme un animal
Et rit de toi, douloureusement
Tu ne connais ni bien ni mal
Mais que l'absurde infiniment
Que l'absurde de toutes ces poses
Que tu esquisses devant ta glace
Et tu fuis ta propre névrose
Cette agitation qui te lasse
Par cet éternel "A quoi bon"
Que tu radotes comme un credo
Et ta pensée fait de lents ronds
Et le courage te fait défaut.

Empathie (où l'auteur découvre qu'il n'est pas seul)

Passage à la fois pathétique, éclairant et ô combien rassurant du Journal de Jules Renard :



"Tu ne seras rien. Tu auras beau faire, tu ne seras rien. Tu comprends les meilleurs poètes, les prosateurs les plus profonds, mais quoiqu'ils disent que comprendre est égaler, tu ne leur seras comparable qu'en tant qu'un infime nain peut se comparer à des géants (...). Tu ne seras rien. Pleure, crie, prends ta tête à deux mains, espère, désespère, reprends la tâche, pousse la roche. Tu ne seras rien."

Trouvé dans Bartleby et compagnie, l'excellent essai d'Enrique Vila-Matas sur le découragement et le renoncement chez les écrivains.

Aphorismes bis (où l'auteur, au mépris des menaces sarkozystes, fait dans la récidive)

L'amour : moyen de se faire confiance mutuellement pour pouvoir mieux échouer à deux.

Ce qui est vrai pour un homme est horriblement plus vrai pour un peuple. Pour l'un comme pour l'autre, la liberté ne peut pas se prendre, de gré ou de force; elle ne peut que s'apprendre.

Les idéaux bafouent souvent les règles élémentaires de la nature; ainsi de l'utopie politique, qui consiste à dire : "La déperdition d'énergie n'existe pas! Les morts restent chauds pour l'éternité!" C'est bien sûr faire fi de tout équilibre.

L'heure du bilan a sonné : bon gré mal gré nous sommes la génération des Balances où seront pesées les âmes inconséquentes de nos pères.

Au fond, le syndicaliste moderne est bien pire que le Bourgeois qu'il brocarde : il n'est qu'un wannabe bourgeois, donc le Bourgeois Aigri, ultime fusion horrifiante de la mesquinerie et du ressentiment!

Oui, il bouge encore! (où l'auteur trouve une lueur au fond du caniveau)

Quoi donc? Le cadavre de la littérature française, bien sûr! (non, je vous rassure, je ne vais pas me la jouer Stalker, lequel aurait d'ailleurs plutôt du intituler son blog Enculage des mouches du cadavre de la littérature). En effet, mes biens chers frères, l’espoir est permis, car j'ai cru remarquer sur ledit macchabée quelques convulsions post-mortem assez fascinantes. Dans le genre, mes deux dernières lectures de romans français contemporains m'ont un peu remonté le moral quant à l'avenir des lettres dans notre bô pays. Deux romans drôles, intelligents et faciles à lire, ce qui nous change pas mal du tout venant diarrhéique dont les dames patronnesses et les damoiseaux evanescents de Saint-Germain-des-Prés encombrent nos étals!

La littérature française tire la gueule.



Commençons tout d’abord par Givrée, d'Alain Monnier (Flammarion, 2006). A priori (et Dieu sait que j'ai beaucoup d'a prioris), voilà un roman dont je me serais méfié comme d'une guigne. Edité chez Flammarion (mauvais signe), à peine épais d'une grosse centaine de pages, traitant des mésaventures d'une gentille trentenaire célibataire un peu paumée, pas franchement ma cup of tea, en somme. Seulement voilà, il se trouve qu'Alain Monnier, déjà auteur de sept romans, n'est pas un débutant (feu Philippe Muray avait admiré son Survivance) et c'est un ami d'Alain Martin, fondateur des excellentes éditions Climats (éditeur français de Slavoj Zizek, entre autres) à qui est dédié le roman, et de Jean-Claude Michéa, philosophe d’ascendance orwellienne qu’on ne présente plus. Avec de tels références, autant dire que j'ai foncé à l'aveugle (faut dire aussi que je l’ai trouvé à 2 euros dans un bac d’occases…) et je ne l'ai pas regretté.

Givrée nous raconte les aventures de Marie, jeune et belle toulousaine esseulée qui va se retrouver embarquée dans une drôle d'histoire de frigos surnuméraires, prétexte à une peinture cocasse de la société de consommation et des maux absurdes de la mondialisation. Peu à peu, ce premier récit bien mené cède la place à des sujets plus intimes, comme la vie sentimentale de Marie, revenue de tout et désireuse de ne jamais s'établir avec un homme. Cette petite femme blasée et cynique constitue donc l'étonnant centre de gravité d'une galerie de personnages grotesques ou attachants, d'une histoire proprement sans queue ni tête mais narrée avec un tel talent qu'on ne peut s'empêcher de la faire se dérouler jusqu'au bout. Il n'y a rien de bien sérieux dans tout ça : Givrée n'est pas un chef d'oeuvre, mais ce n'était sans doute pas le but de Monnier que d'en faire un. Ce roman anecdotique n'est qu'un support offert à son style, une écriture qui ressemble à du free jazz écrit, libre de toutes contraintes (même diégétiques) mais toujours posée juste et malicieuse. Avec l'air de ne pas y toucher sérieusement, Monnier appuie gentiment là où ça gratte, démontrant au passage les conséquences irréversibles des métamorphoses de la vie sociale (macrocosme) sur la vie intime des êtres (microcosme). L'élégance de l'auteur est toute entière dans la désinvolture et la goguenardise de cette charge politique en sourdine qui ne parasite jamais l'humour et la légèreté du récit. Ne serait-ce que pour cette leçon de style et de vie, la lecture du roman vaut le détour.


Moins récent mais plus connu car salué par une partie de la critique (qui ce jour-là, étonnamment, faisait son boulot)au moment de sa sortie et désormais réédité en poche, L'agent dormant, de Fabrice Pliskin (Flammarion, 2004 / J'ai Lu, 2006) fait partie de ce genre de romans autour desquels on ne fait jamais assez bruit. Encore une fois, on ne tient pas là un chef d’œuvre, mais un brillant coup d'essai en forme de satire. Le narrateur, Mohammed Bendjebbour est un minable chauffeur de bus brimé et paumé dont la morne existence de célibataire endurci se partage entre humiliations professionnelles, coucheries sordides, beuveries solitaires et achats compulsifs de disques. Mais c’est précisément cette dernière pratique qui va radicalement changer sa vie lorsque qu’à la caisse de la Fnac des Halles il fera la rencontre d’un homme à part, à mille lieux de son quotidien déprimant et de son milieu social : Jean-René Bridau, professeur de philo à Jussieu spécialisé dans la pensée de l’Altérité, sexagénaire décontracté et portant beau, en bref mai 68 fait homme ! Le philosophe, enthousiaste devant le symbole désirable de subversion et de différence que représente à ces yeux ce franco-algérien en déroute identitaire, va adopter Mohammed et faire de lui son disciple préféré, allant jusqu’à lui confier la rédaction de sa biographie. Une relation improbable et parasitaire se noue entre ces deux êtres qu'un monde sépare. Mais qui parasite qui?

Sur le modèle classique mais toujours imparable des Lettres persanes, Pliskin se glisse habilement dans la peau de son anti-héros pour faire passer sa critique en règle de la société contemporaine : une France coupée en deux, où les humbles souffrent en silence ou se font instrumentalisés tandis que les nantis jouent aux rebelles à l’abri de la réalité. La confrontation orchestrée entre Mohammed, candide loser autoproclamé aux accents houellebecquiens et son maître à penser Bridau, caricature impitoyable de l’intellectuel gauche caviar inspirée par les modèles (hélas) réels de Bourdieu, Sollers et Derrida permet à l’auteur de jouer sur l’ironie de la situation sans jamais avoir besoin de recourir à l’indignation ou l’accusation directe. C’est le naïf Mohammed qui démonte tout seul, par ses amères désillusions, le discours idéologique savamment confus mais jamais remis en cause de ce Tartuffe modern style en le côtoyant dans ses moments d’intimité. Quand la plume de Pliskin mord bien, on pense à Jules Renard et notamment à L’écornifleur, référence évidente lors des vacances de nos protagonistes à l’île d’Yeu. C’est drôle, libre, étonnant et pour la peine on passe assez volontiers sur les quelques défauts qui gâchent un peu ce récit : un style en dents de scie qui peut glisser vers la facilité et certaines embardées narratives peu crédibles qui si elles ne déparent jamais vraiment dans une satire dynamitent malgré tout l’impression de réalisme construite en amont par l’auteur. Mais L'agent dormant est déjà un très bon travail : encore un effort et si Fabrice Pliskin ne se dégonfle pas comme bon nombre de baudruches hexagonales on pourrait tenir là un Palahniuk français! A lire pour rire, un méchant rictus aux lèvres !

Pour donner le ton, et comme je suis pas chien je vous en livre un extrait :

Après le déjeuner, Bridau, comme d’habitude, disparaît dans la chambre d’ami, avec un volume en allemand de Hegel ou de Heidegger. Il a besoin de s’enfermer quelques heures pour renouer le dialogue avec ses vieux maîtres – « dialogue orageux, sans répit et sans complaisance ».
Il est interdit de déranger mon professeur dans ces moments d’étude et de méditation.
Je viens coller mon œil contre la serrure de la porte de la chambre d’ami. J’aperçois le philosophe. En réalité, il ne lit pas Hegel. Il regarde, le son très bas, le Tour de France à la télévision, tout en mâchant des caramels.

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