7.31.2007

16 chevaux sous le capot

De la musique, encore et toujours, en attendant que je trouve le temps de mettre en forme certaines contributions plus conséquentes... Cependant, le programme est royal : un splendide morceau du défunt Sixteen Horsepower, "Hutterite Mile", illustré par les dantesques gravures de Gustave Doré. Que demande le peuple?

7.30.2007

Collage (où l'auteur joue à l'artiste contemporain)

D'après la notice qu'en donne la version anglaise de Wikipédia, il paraîtrait (sur ce site, même le conditionnel est à prendre avec des pincettes) que l'une des sources potentielles d'inspiration de l'inégalable Riders on the storm des Doors pourrait être, au moins pour l'intitulé, à chercher du côté d'un poème surréaliste français, "Les chevaliers de l'ouragan", que la notice attribue de manière hasardeuse à André Breton ou Aimé Césaire (?!). Renseignements pris, la pièce en question, parue en 1924 et recueillie deux ans plus tard dans Le mouvement perpétuel est en réalité d'Aragon et fleure bon l'écriture automatique.

Et si la comparaison de ces deux oeuvres ne s'avère pas très convaincante vis-à-vis de l'hypothèse de départ, le téléscopage que produit la collision du jeu hypnotique de Manzarek avec les vers boiteux d'Aragon n'en est pas moins curieux, et presque beau. Beau comme... la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie, bien sûr! Je vous laisse profiter sans plus tarder du phénomène.




Les Chevaliers de l'ouragan (1924) :

Les chevaliers de l’ouragan s’accrochent aux volets des boutiques

Ils renversent les boîtes à lait comme de simples mauviettes

Ils tournent autour des têtes

Ils vont nostalgiquement s’appuyer à la boule barbue des coiffeurs

Chevaliers de l’ouragan

Qu’avez-vous fait de vos gants?

Au hasard des quartiers qu’ils ébranlent

Ils montent entre les maisons

En haut en bas en haut en haut

Ils soupirent dans les soupentes

Ils soupirent aux soupiraux

Chevaliers de l’ouragan

Mais où mais où avez-vous mis vos gants?

L’un s’éloigne l’autre s’approche

Ils sont deux je le vois bien

L’un s’éloigne c’est saint Sébastien

L’autre s’approche c’est un païen

Chevaliers de l’ouragan

Comme vous êtes intrigants

Saint Sébastien arrache un peu ses flèches

Le païen les ramasse et les lèche

Saint Sébastien porte l’heure à son poignet

Trois heures dix

Chevaliers de l’ouragan

Où où où avez-vous mis vos gants?

Hou hou dans les cheminées

Trois heures onze à présent

Il n’y a plus de métro depuis longtemps

Qu’allez-vous chercher dans les caves?

Chevaliers de l’ouragan

Auriez-vous perdu vos gants?

Ici j’ai mis ma cravate

Me répond saint Sébastien

Le païen le païen ne dit rien

Il a l’air d’avoir égaré sa cravate ma parole

Chevaliers de l’ouragan

À l’égout s’en vont les gants

L’un regarde le présent

L’autre a des souvenirs dans les oreilles

L’un s’envoie et l’autre meurt

La nuit s’ouvre et montre ses jambes

Chevaliers de l’ouragan

Chevaliers extravagants

7.28.2007

Interlude (où l'auteur profite des congés pour refaire la peinture en son antre)

Ces cahiers entament comme vous l'aurez judicieusement noté une phase de métamorphose tâtonnante après une trop longue période d'estivation silencieuse due sans aucun doute au sort subi par mon petit cervelet fragile, tout engourdi par la surchauffe actuelle du jus tièdasse dans lequel il barbotte d'habitude à son aise.

Bref, pour vous aider à patienter en attendant la fin des travaux, je me résouds à republier ici ce que j'avais déjà pu écrire ailleurs sur un roman-monstre qui m'est cher, La maison des feuilles. Cette initiative est d'autant plus superflue, je l'avoue sans vergogne, que vous n'aurez aucune chance de trouver ce livre chez votre épicier préféré : il est en "cours de réimpression" - comprenez que la maison Denoël, détentrice des droits de publication en France, attend patiemment que la demande soit assez conséquente pour se décider à en refaire un tirage, ce qui est malgré tout compréhensible quand on connait le casse-tête éditorial dont il est question ici...* Cependant, les bibliothèques ne sont pas faites pour les chiens, et vous pourrez toujours, si le coeur vous en dit après lecture de mon humble avis (TM), vous y rendre pour juger par vous-même! Et puis après tout, si vous avez une confiance aveugle en moi, ou tout simplement de l'argent à dépenser, vous pouvez toujours contacter Denoël pour leur faire comprendre que vos 30 euros les attendent...

Addenda du 05/08
: D'après les informations glanées ici sur le très recommandable blog de g@rp, La maison des feuilles renaîtra à nouveau de ses cendres pour la sortie du second roman de Danielewski (voir infra - ce billet ressemble de plus en plus dans sa forme au livre qui en est le sujet... Contagion?). L'occasion ou jamais de vous le procurer! Reste ce grand point d'interrogation : la réédition sera-t-elle expurgée des coquilles de la VF originelle? Suspense, quand tu nous tiens.

La maison des feuilles s'ouvre sur une mise en garde : "Ceci n'est pas pour vous." Ce n'est pas tant une postulation élitiste qu'une sorte de couverture de l'auteur : "Si ce livre ne vous plaît pas, n'allez pas dire que vous n'étiez pas prévenu!" Et cet avertissement n'est pas tout à fait gratuit, car effectivement, ce livre ne s'offre pas à tout le monde. C'est un labyrinthe sur les labyrinthes, une bâtisse qu'il faut pouvoir défier, au risque de se perdre dans son épais feuillage. Dédale narratif, sémantique et typographique, La maison des feuilles met tout en oeuvre pour égarer son visiteur. D'abord publié sur internet (sans ses annexes), cet (hyper)texte a mis plus de dix ans à se tisser dans le cerveau de son créateur. Ce n'est peut-être que le premier roman de Danielewski, mais c'est sans conteste un chef-d'oeuvre.

Cette maison, c'est d'abord celle de Zampanò, un vieil aveugle solitaire et secret, entouré de ses seuls chats, que l'on retrouve mort chez lui, dans un appartement tapissé de centaines de pages griffonnées et noircies en tous sens, et dont une malle contient un manuscrit sibyllin. Cet étrange héritage, c'est Johnny Errand, un jeune tatoueur paumé de Santa Monica, hypersensible mais peu cultivé (son nom en V.O., "Truant" qualifie quelqu'un qui fait l'école buissonnière), qui va en assumer le poids. Epris d'une respectueuse fascination pour ce vieillard qui était son voisin, il décide de mettre en ordre son travail, essai austère, quasi-universitaire, et incroyablement érudit, tout en continuant en parallèle sa vie dissolue et ses errances sentimentales, lui qui souffre d'un amour inassouvi pour une strip-teaseuse surnommée "Pan-Pan". Puis surviennent les cauchemars.

Car ce dont parle l'ouvrage du vieux Zampanò, qui constitue le corps central de La maison des feuilles, c'est d'un légendaire film documentaire, le Navidson Record, dont l'existence même n'est pas attestée, et qui a(urait) pour sujet principal une autre maison, très ancienne, celle d'Ash Tree Lane (Virginie), où s'installent Will Navidson et sa petite famille. Tout semble commencer comme dans un téléfilm M6 : Will Navidson (Navy pour les intimes), photo-reporter dont l'une des prises de vues a été couronnée par le prestigieux prix Pulitzer, décide de prendre, pour leur installation dans la vieille bâtisse campagnarde, une année sabbatique auprès de sa femme Karen, une ex-mannequin magnifique et leurs deux enfants modèles, Chad et Daisy. Et d'immortaliser sur pellicule, par la même occasion, cette parenthèse bénie dans leur vie mouvementée.

Malheureusement, ce joli rêve de tranquillité se fissure quelque peu lorsque Navy découvre un jour, en rentrant de voyage, qu'il y a un nouveau placard -vide et obscur- dans la chambre des enfants et réalise, en prenant des mesures, que sa maison est d'un quart de pouce exactement plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur. Alors, pour le lecteur comme pour ses habitants, la demeure de Ash Tree Lane semble soudain surgir d'un roman de Stephen King ou un dessin d'Escher, prendre vie, devenir une aberration terrifiante, quelque chose qui ne devrait pas exister.

L'histoire du Navidson Record devient au fil du récit une machine folle, à laquelle répond en écho, depuis ses notes de bas de pages de plus en plus envahissantes, l'histoire de Johnny, qui se penche sur le passé de Zampanò et sur son propre passif familial enfoui et terriblement douloureux. Et peu importe, à ce moment, que le reportage soit inexistant, tout comme nombre des références bibliographiques données par le vieil aveugle. Peu importe d'ailleurs qu'un vieil aveugle fasse un travail critique sur un film (allant jusqu'à donner son point de "vue" sur certains cadrages), puisqu'il n'a sans doute jamais été tourné...

Seule importe la maison, dont l'impossible réalité devient bien tangible, tout comme se matérialisent dans la vie de Johnny les conséquences nocives de son étude prolongée et monomaniaque du manuscrit chargé de ratures et de sens de son étrange voisin défunt. Partout la noirceur fait tâche d'huile et s'étend, et ce lacis d'histoires devient un vortex, une spirale dont les multiples branches (récit de Zampanò, notes-récit de Johnny, notes correctives des Editeurs -et ici, du traducteur, qui prend part au jeu-, interventions de Tom, frère de Navy, interviews de différents protagonistes ou spécialistes par Karen, après les événements, etc.) mènent toutes au coeur du mystère, dans un immense trou noir insondable et froid comme une tombe, pétrifiant de terreur. Et nul ne peut assurer qu'au coeur des ténèbres ne se cache pas le minotaure. La maison des feuilles, c'est l'équivalent littéraire du Projet Blair Witch, le génie en plus.

Mark Z. Danielewski himself

C'est aussi un hommage aux maîtres de Danielewski : Burroughs (pour le "cut-up" et les jeux formels)**, Jorge Luis Borges (modèle plus ou moins évident de Zampanò), Edgar Allan Poe (La chute de la maison Usher), mais aussi bien toute la littérature gothique européenne, Stephen King ou Heidegger. Parfois, Danielewski/Zampanò peut agacer, par son côté intello new-yorkais qui cite Deleuze ou Derrida et fait d'impressionnants name-dropping de photographes, documentaristes, architectes, etc. Pourtant, c'est cet académisme de pacotille qui est aussi raillé par le mécanisme même du récit (notes de bas de pages qui en avalent d'autres jusqu'à l'inexorable vertige...) et en premier lieu par Danielewski/Johnny, qui a toujours le dernier mot et constitue, malgré les apparences, le coeur même de ce livre, et son sujet le plus intéressant, le plus réussi aussi.

Roman expérimental mais jouissif, ardu mais plus trépidant qu'aucun Tom Clancy, méta-livre qui s'auto-génère, La maison des feuilles est une oeuvre maline et malade, qui transporte et transforme quiconque est assez courageux pour y plonger. Il est impossible de sortir indemne de cette lecture, sans que sa noirceur intense, sa tristesse profonde ne vous ait envahi, sans que Johnny ne vous ait changé à tout jamais, comme lui-même a été changé par les mystères de Ash Tree Lane. C'est tout aussi impossible que cette foutue maison, ne cherchez pas. Ceci n'est pas pour vous.

La maison des feuilles (House of leaves), Mark Z. Danielewski, Denoël, "Denoël et d'ailleurs", 2002, traduction de Christophe Claro. ***

Côté "actualité" (comme on dit sur les plateaux de promo) : le second roman de Danielewski, Only Revolutions, devrait sortir fin août en France sous le titre O Révolutions. Nouvelle tentative uber-oulipesque de ce fou furieux : narrer dans un road movie littéraire en forme de poème lyrique l'histoire de deux inséparables éternels adolescents (éternels au sens propre...) en quête d'aventures : Sam et Hailey. La particularité formelle étant cette fois-ci que le roman se lit indifféremment de chaque côté (oui, vous avez bien lu...) suivant que l'on désire suivre le point de vue et monologue de l'un ou de l'autre de ces personnages qui sillonnent l'Amérique et ses mythes de part en part durant deux cents ans (1863-2063). Oeuvre-limite, juchée à la frontière de l'incompréhensible et de l'art pour l'art et inspirée des défis les plus hermétiques de Joyce et Beckett. Le bébé est-il viable quand même? Réponse dans quelques semaines...

Addenda du 05/08
: 16 pages extraites de la traduction française de Claro (voir infra) sont d'ores et déjà consultables au format PDF sur le site de Denöel. Pour ceux que cet échantillon allécherait autant que votre serviteur, rappelons que le roman paraît le 23 août prochain.

* : Merci à l'indispensable NoThanks pour ces précieuses informations. ;)
** : Deux exemples visuels qui valent plus que tous les discours :




*** : Claro, passeur émérite de ce pavé labyrinthique est un ambitieux forçat de la traduction, passionné par la "nouvelle fiction" américaine, et on lui doit aussi les versions françaises du Courtier en tabac de John Barth ou La famille royale de William T. Vollmann. Depuis quelques années, il codirige avec bonheur la pynchonienne collection "Lot 49" au Cherche Midi, et a ainsi permis de faire connaître nombre d'auteurs américains contemporains : Richard Powers, Ben Marcus (Le silence selon Jane Dark) ou Brian Evenson (Inversion). Il planche actuellement en parallèle sur deux travaux de traduction des plus complexes : Only Revolutions et un autre gros morceau de la rentrée littéraire, Central Europe de William T. Vollmann. Il est aussi romancier et bloggueur. Je pense que ses journées comptent 24 heures de plus que les miennes...

7.14.2007

La chanson des patriotes (où l'auteur fête la nation à sa façon)

14 juillet. "Fête Nat." comme disent ces feignants de calendriers. L'occasion rêvée d'entonner en tout lieu avec un fier enthousiasme cette malicieuse chansonnette. Merci Georges!

(sur un air de guitare parodiquement martial)

Les invalid's chez nous, l'revers de leur médaille
C'est pas d'être hors d'état de suivr' les fill's, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir retourner au champ de bataille.
Le rameau d'olivier n'est pas notre symbole, non!

Ce que, par-dessus tout, nos aveugles déplorent,
C'est pas d'être hors d'état d'se rincer l'œil, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir lorgner le drapeau tricolore.
La ligne bleue des Vosges sera toujours notre horizon.

Et les sourds de chez nous, s'ils sont mélancoliques,
C'est pas d'être hors d'état d'ouïr les sirènes, cré de nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir entendre au défilé d'la clique,
Les échos du tambour, de la trompette et du clairon.

Et les muets d'chez nous, c'qui les met mal à l'aise
C'est pas d'être hors d'état d'conter fleurette, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir reprendre en chœur la Marseillaise.
Les chansons martiales sont les seules que nous entonnons.

Ce qui de nos manchots aigrit le caractère,
C'est pas d'être hors d'état d'pincer les fess's, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir faire le salut militaire.
jamais un bras d'honneur ne sera notre geste, non!

Les estropiés d'chez nous, ce qui les rend patraques,
C'est pas d'être hors d'état d'courir la gueus', cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir participer à une attaque.
On rêve de Rosalie, la baïonnette, pas de Ninon.

C'qui manque aux amputés de leurs bijoux d'famille,
C'est pas d'être hors d'état d'aimer leur femm', cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir sabrer les belles ennemies.
La colomb' de la paix, on l'apprête aux petits oignons.

Quant à nos trépassés, s'ils ont tous l'âme en peine,
C'est pas d'être hors d'état d'mourir d'amour, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir se faire occire à la prochaine.
Au monument aux morts, chacun rêve d'avoir son nom.

7.11.2007

Définition diabolique (où l'auteur s'en remet au grand Ambrose illustré)

Ouvrant une page au hasard du délicieux Dictionnaire du Diable, comme il convient de faire avec tout dictionnaire, je tombe, entre mille autres, sur cette définition :

"Incube, n. : Représentant d'une race parfaitement malséante de démons; bien qu'elle ne soit probablement pas entièrement éteinte, elle est cependant considérée comme ayant désormais vécu ses plus belles nuits. Pour plus de détails sur les incubi et succubi, incluant les incubae et succubae, voir le Liber Demonorum de Protassus (Paris, 1328), qui contient un foule de savoureuses informations, qui n'ont pas leur place dans un dictionnaire destiné à servir de livre de textes dans les collèges.

Victor Hugo raconte que, dans les îles anglo-normandes, Satan lui-même - sans doute tenté plus que tout autre par la beauté des femmes - jouait quelquefois à l'incubus, pour l'alarme et la plus grande confusion des excellentes femmes qui souhaitent rester loyales envers les voeux du mariage, dans la mesure du possible. Une certaine dame demanda au prêtre de la paroisse de lui indiquer un moyen infaillible pour reconnaître dans l'obscurité l'intrépide intrus de l'époux légitime. Le saint homme lui dit qu'elle pouvait s'en rendre compte en cherchant les cornes sur le front; mais Hugo ne fait pas assaut de galanterie en émettant quelques doutes sur l'efficacité de la méthode."


Incube sortant du lit de deux jeunes filles (Johann Heinrich Füssli)

Au cas improbable où j'en aurais douté, voilà bien une nouvelle preuve du caractère taquin du Diable, maître d'oeuvre du hasard. Quant à l'anecdote rapportée, je ne sais pas si Satan était en villégiature à Guernesey mais la présence de ce vieux vicelard de Hugo devait déjà amplement suffire à faire pousser les cornes aux fronts maritaux. Nul besoin d'aller chercher beaucoup plus loin...

7.10.2007

Comment l'on fait cravacher un artiste (où l'auteur expose au monde émerveillé son inédite méthode d'élevage)

Nous vivons dans un monde étonnant d'absurdité. Constat d'autant plus banal que nous avons chaque jour au moins une nouvelle et tangible occasion d'en vérifier la véracité. Pourtant, on a beau être prévenus plutôt deux fois qu'une, déjà convaincus de la vanité de toute indignation face à ce déplorable état de la res publica, il est des choses qui peuvent encore nous laisser pantois, incrédules et passablement irrités. Ainsi, quand on y pense, du sort fait aux artistes de tous poils, et particulièrement de plume(s), dans le monde contemporain.

Qui, de nos jours, oserait remettre en cause la sacro-sainte figure icônique de l'Artiste, et l'utilité de son rôle dans la société des hommes? Et plus qu'ailleurs encore, qui oserait ici, en France, s'attaquer rageusement au mythe de l'Ecrivain, faire tomber cette poussièreuse statue de son impressionnant piédestal? Personne. Et quand bien même un inconscient s'y risquerait-il, une horde de libre-penseurs et de farouches démocrates férus d'humanisme se jetterait dans un bel élan sur lui, la bave aux lèvres et le couteau entre les dents, pour le baillonner et le ligoter bien serré. Or là est bien le problème. Je prétends qu'on a rien compris à la nature de l'artiste quand on prend sa défense. Je prétends qu'un artiste n'a nul besoin d'admirateurs, mais bien plutôt de critiques. De peu d'amis, mais d'une foule d'ennemis. Un artiste n'a pas besoin d'être dorloté, choyé, nourri, logé, blanchi et oint des plus tendres et poisseux compliments chaque jour que Dieu fait.

Bien sûr, tout homme a besoin de nourriture en quantité suffisante et d'un toit où abriter sa peine et, plus encore peut-être, de pouvoir se rassurer sur sa valeur par l'affection que lui renvoient ceux qu'il estime et qui l'estiment en retour. Mais au nom de quoi l'artiste, en dehors de ces banales nécessités que tous partagent, devrait-il être plus favorisé que le commun des mortels? Pourquoi diable vouloir à tout prix le préserver plus qu'aucun autre du monde contre lequel il doit sans cesse se cogner pour mieux le comprendre et en faire la substance de ses transmutations intimes? En voulant protéger, adorer et aider à tout prix du mieux qu'elle peut ses artistes, officiels ou non, comme autant de petits enfants irresponsables et fragiles, notre société débilitante ne les favorise pas, loin s'en faut, et les pousse moins encore à faire oeuvre, mais les étouffe littéralement, les tue à petit feu d'un trop encombrant, trop humiliant amour de mère poule.

Dostoïevski fut-il jamais meilleur romancier, plus inspiré et plus enragé, qu'après avoir subi injustement l'enfermement en Sibérie, et plus encore quand, dans son exil germanique, il fut écrasé sans pitié et jeté dans une noire misère par ses dettes de jeu, avec femme et enfants à nourrir? Léon Bloy ne devint-il pas le génial imprécateur mystique capable d'enfanter Le désespéré et L'exégèse des lieux communs précisément après avoir été rejeté par le milieu journalistique et toutes les côteries littéraires salonnardes aux yeux desquels il n'était qu'un monstre malséant? Isidore Ducasse aurait-il eu l'insolence inconcevable d'emprunter le terrible costume du comte de Lautréamont pour pouvoir cracher du haut de cette noblesse d'opérette ses chants vénéneux et lucifériens s'il ne s'était pas retrouvé isolé dans un Paris hostile, abandonné de tous et harcelé par le banquier qui, au nom du lointain père, prétendait pouvoir le priver de l'argent familial? Philip K. Dick aurait-il pu imaginer d'aussi folles échappatoires qu'Ubik ou Le dieu venu du Centaure s'il avait été laissé parfaitement en paix par les agents maccarthystes, sa femme névrosée ou le démon insatiable de l'amphétamine?

Bien sûr, ces exemples sont arbitraires et sans doute extrêmes; il n'est pas question ici d'entretenir le vieux mythe romantique de l'artiste maudit. Il n'y a pas de malédiction qui tienne, mais une simple vérité : tous les artistes doivent nécessairement se considérer comme des parias dans la société des hommes. De là seul peut leur venir la force incommensurable que réclame l'enfantement d'un univers, cela seul peut entretenir la foi toujours chancelante d'un sacerdoce ingrat et apparemment inutile. A quoi servirait donc une oeuvre authentiquement belle qui tomberait des nues de l'écrivain directement sur les étals dans un silence poli ou, pire encore, l'assentiment général et les hourrahs enthousiastes de la foule? Un véritable écrivain subissant pareil traitement écrirait-il encore longtemps? Ou plutôt : écrirait-il encore longtemps quelque chose qui vaille la peine d'être lue? Non, définitivement (n'étant pas ce soir d'humeur sadique, je ne multiplierais pas les exemples validant cette thèse, mais je te laisse le soin, lecteur, d'y pallier par toi-même: ils sont bien assez nombreux!).

Car sorti des faux motifs que sont la vanité, l'ambition et le désir de reconnaissance, et qui ne constituent que l'apanage des pathétiques "gens de lettres", la seule puissance qui pousse au cul un être humain se piquant d'écrire, c'est l'éclatant désir d'affirmer son individualité, son indivisible et inoxydable singularité parmi les hommes, la volonté toujours renouvelée d'hurler, dans tous les déserts si nécessaire, sa Vérité, fatalement subjective. Il n'y a que de cette lutte acharnée, cette friction continue entre l'idios kosmos d'un individu rendu solitaire et le koïnos kosmos du genre humain que peuvent naître les chefs d'oeuvre, gerbes d'étincelles nées d'une collision sans espoir.

En voulant intégrer à tout prix les créateurs dans le petit manège ronflant de la reconnaissance sociale, notre société prétendument humaniste, si avide de "Culture", n'a en vérité rien compris à l'Art. Toujours plus d'improbables prix pour bafouer récompenser les oeuvres! Toujours plus de prêts pour aider les "créatifs"! Toujours plus de subventions pour donner la becquée aux artistes, comme à de pauvres bébés manchots! Toujours plus d'imbéciles festivités pour honorer à qui mieux mieux la musique, la poésie et les beaux-arts! Et toujours moins d'oeuvres estimables à honorer d'applaudissements mérités... Mais au nom de quoi l'ordre temporel, prosaïque et ô combien méprisable du politique pourrait-il bien prétendre s'occuper d'art? Pour qui se prend elle, donc, cette société civile, pour fourrer son nez crasseux dans l'intemporalité inaccessible d'affaires si intimes? Qu'elle cesse donc d'offrir ses petits susucres condescendants à des créatures qui ne cherchent qu'à lui échapper toujours plus et qui la vomissent tous les matins.

Je prétends qu'on ne doit pas enjoindre les hommes à fêter sans cesse l'avènement de l'art, mais bien laisser en paix les artistes avec leur irrémédiable solitude. Mieux, je propose de remplacer les différentes fêtes patronales instituées dans le ridicule le plus compassé ces vingt dernières années par autant de journées de chasse organisée: le 21 juin, par exemple, chasse aux musiciens. Puis chasse aux peintres, chasse aux romanciers, aux poètes, et ainsi de suite. Vous verrez que le gibier va rapidement se raréfier! Finis, les artistes à la petite semaine, les pique-assiettes, les prétentieux, les escrocs! Ils se rendront à la première rafale de gros sel, ces simulateurs du génie! Mais bon dieu, les rares qui resteront, tiendront tête et cracheront de plus belle sur la meute en furie lancée à leur trousse, ceux-là seront les vrais. En voilà, une saine manière de trier le bon grain de l'ivraie!

A défaut d'une aussi audacieuse et radicale "politique culturelle", difficile à mettre en place, je pense qu'il serait plus que temps, du moins, pour la société de refaire son 1905 et d'en finir enfin avec une honteuse collusion qui n'arrange personne en proclamant désormais une totale laïcité vis-à-vis de cet autre domaine du sacré, l'Art. Séparation des régimes! Pas touche!

Ah! Si seulement...


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