5.10.2007

De la critique (où l'auteur cite encore sans vergogne)

Pour rebondir sur le trop sympathique commentaire de Guard of Headlight, voilà un magnifique extrait du tordant Traité du style d'Aragon, écrit en 1928, à l'époque de sa fougueuse jeunesse, lorsqu'il n'avait pas encore cédé au sectarisme stalinien et au sentimentalisme trioletien (sic?). Eblouissant d'insolente facilité! A faire lire de force à tous les plumitifs mollassons et parvenus de la presse littéraire contemporaine...

"On sait que nous n'avons guère de raisons, la critique et moi, d'être extrêmement tendres l'un envers l'autre, ou réciproquement. Ceci me met à l'abri des soupçons prêts à fondre du sourcil du lecteur comme les milans, à l'heure où le pâtre étonné par le soir relâche un peu sa surveillance et songe aux caresses de l'ombre, sur les troupeaux - sur moi. Je ne m'abaisserai pas jusqu'à discuter avec le voyou qui, sans égard pour les nuits de scrupules, les transes du jugement, les sanglots, les alternatives, les dilemnes, les déchirements cornéliens du critique, prétendit dans une phrase insolemment balancée que si d'une part le travail de cet honorable magistrat de la renommée était facile, d'autre part et par contre l'art, que dans sa simplicité ce faiseur de proverbes croit pouvoir opposer à la critique, alors qu'elle est comme vous et moi un art, et que partant le syllogisme ainsi amorcé, quelle qu'en soit la conclusion, est faux, car le sujet de la seconde prémisse est un genre de l'espèce sujet de la première, et tout se révolte en nous si l'on nous présente d'une façon logique dans la conclusion un prédicat lié par la négative au sujet de la seconde prémisse qui l'est par l'affirmative avec celui de la première - était difficile. Prononcez à brûle-pourpoint la proposition: l'art est difficile, au moment où vous passez devant un miroir. D'abord vous hocherez la tête, ensuite vous rirez. C'était fatal. Il y a dans les phrases qui présentent un vice de construction je ne sais quel élément qui agit sur la rate humaine, car pour la rate des chiens il ne semble pas qu'elle ait le sens de l'humour verbal. Dire que l'art est difficile, suppose chez l'auteur de la phrase l'ignorance totale des mots dont il se sert. Qu'est-ce qui est difficile? Un chemin, un client, un problème. Puis-je m'exprimer ainsi: le ciel est difficile...? Oui, si je consens à mettre une majuscule au firmament, ce qui est un moyen de le personnaliser. Car difficile est une épithète qui ne peut se joindre qu'au défini. C'est pourquoi l'art n'est pas difficile. Il n'est pas facile non plus. Mais difficile et art ne peuvent être réduits au commun diviseur du verbe être. On voit par l'exemple qui précère quel labeur surhumain est celui de l'homme qui armé d'une lanterne s'avance au milieu des livres pour y dépister les baraliptons. La critique, c'est le bagne à perpétuité. Pas de repos pour un critique. Et un nom comme un cri de perroquet.

Cependant il faut reconnaître que ces pauvres gens alourdis par le poids des chaînes de montres, ne font pas toujours le nécessaire pour maintenir leur rang d'archanges foudroyés. Le mal que ces Maudits ont pour mission de répandre dans les coeurs sans méfiance loin d'être assis comme il devrait sur leurs fronts ténébreux, splendide, déployant ses grandes ailes noires, se dissimule parfois dans un petit ruban violet à leur boutonnière. Ils manquent d'allure, ils n'ont plus confiance en leur autorité. Ils ont écouté ce que les apôtres malintentionnés de l'Art, ce christ des temps modernes, vont partout déclamant contre eux. Ils rougissent d'être pris pour des pions. Ils n'osent plus dire ce qu'ils pensent, prêtres démoralisés d'un culte agonisant. Eh bien, qu'ils m'en croient, il est temps, il est grand temps de ressaisir les rênes flottantes de l'ascendant moral. Et c'est faisable. Mais il faut bannir toute honte. Reprenez l'habitude ancienne, quittez ce ton trop général. Etudiez la loupe à la main les textes qui vous sont soumis. Pesez les mots. Analysez les phrases. Développez séparément les images. N'hésitez pas à ricaner métaphoriquement. Revenez à la tradition scientifique des annotateurs d'autrefois. Marquez les vulgarités à l'encre rouge, et si vous en trouvez par chance, expliquez longuement, lourdement les beautés. Avec les marteaux de l'insistance laminez, laminez sans fin les propositions écrites de vos incompréhensibles contemporains. Ainsi vous retrouverez dans l'univers votre rôle grandiose, agents superbes de la destinée, qui toute sentimentalité pendue au vestiaire éternel travaillerez inlassablement à la mort et à l'usure de toute chose orgueilleuse et disproportionnée. (...)

Croyez-moi, abandonnez un procédé, poétique à coup sûr mais qui vous fait mal juger. Il est temps d'en revenir à l'étude approfondie des textes, à l'examen sérieux et appliqué des moyens de l'auteur, de son style. Ne craignez pas les maux de tête. D'abord ce serait montrer bien peu de courage. Ensuite les migraines, les douleurs lancinantes, les brusques éclairs aux tempes que vous ressentez parfois sont plutôt l'effet de la syphilis que du travail. Outre que vous ne soupçonnez pas les plaisirs, sans parler de la satisfaction de la tâche accomplie, qui vous attendent au fond de la coquille où se cache ahuri le pagure du solécisme à côté de la naine Equivoque. Je demande à ce que mes livres soient critiqués avec la dernière rigueur, par des gens qui s'y connaissent, et qui sachant la grammaire et la logique, chercheront sous le pas de mes virgules les poux de ma pensée dans la tête de mon style. Parfaitement. Chaque ligne peut servir de prétexte à une infinie quantité de notes en petits caractères. Chaque arrêt dans la phrase, et l'absence d'arrêt, les mots, les murmures, les soubresauts, les retours, l'exprimé comme l'inexprimable. Tout est matière à discussion. Qu'attend-on pour publier une bonne édition critique d'Anicet? Je rougis quand je songe qu'il n'existe aucun travail sérieux concernant mon Télémaque. A quoi pense donc l'éxégèse moderne? Petite paresseuse, va. Donnez lui du vin rouge. Elle ira désormais, brandissant une fourche, dépouillée des vains ornements d'Ophélie, le feu à ses larges narines, remuer à grands cris la paille merdeuse des métaphores."

1 Comment:

Anonyme a dit…

Mouahah! Aragon. Quel merveilleux avocat du diable... ;)

Template Designed by Douglas Bowman - Updated to Beta by: Blogger Team
Modified for 3-Column Layout by Hoctro