9.25.2007

Bernanos contre les robots (où l'auteur, que son écran révulse, se range parmi les néo-luddites)

Je laisse soin au bon Maître Georges de faire ce qu'il sut faire de mieux, outre propager la Grâce, à savoir vitupérer l'époque, comme disait l'autre. Certes, désormais que la Machine a vaincu pour de bon, il nous reste au moins cet amer plaisir-là... La seule maigre consolation, c'est de se dire qu'en plus de soixante ans, les imbéciles n'ont pas changé d'un pouce!

"L'invasion de la Machinerie a pris cette société de surprise, elle s'est comme effondrée brusquement sous son poids, d'une manière surprenante. C'est qu'elle n'avait jamais prévu l'invasion de la Machine; l'invasion de la machine était pour elle un phénomène nouveau. Le monde n'avait guère connu jusqu'alors que des instruments, des outils, plus ou moins perfectionnés sans doute, mais qui étaient comme le prolongement des membres. La première vraie machine, le premier robot, fut cette machine à tisser le coton qui commença de fonctionner en Angleterre aux environs de 1760. Les ouvriers anglais la démolirent, et quelques années plus tard les tisserands de Lyon firent subir le même sort à d'autres semblables machines. Lorsque nous étions jeunes, nos pions s'efforçaient de nous faire rire de ces naïfs ennemis du progrès. Je ne suis pas loin de croire, pour ma part, qu'ils obéissaient à l'instinct divinatoire des femmes et des enfants. Oh! sans doute, je sais que plus d'un lecteur accueillera en souriant un tel aveu. Que voulez-vous? C'est très embêtant de réfléchir sur certains problèmes qu'on a pris l'habitude de croire résolus. On trouverait préférable de me classer tout de suite parmi les maniaques qui protestaient jadis, au nom du pittoresque, contre la disparition du fameux ruisseau boueux de la rue du Bac... Or, je ne suis nullement « passéiste », je déteste toutes les espèces de bigoteries superstitieuses qui trahissent l'Esprit pour la Lettre. Il est vrai que j'aime profondément le passé, mais parce qu'il me permet de mieux comprendre le présent - de mieux le comprendre, c'est-à-dire de mieux l'aimer, de l'aimer plus utilement, de l'aimer en dépit de ses contradictions et de ses bêtises qui, vues à travers l'Histoire, ont presque toujours une signification émouvante, qui désarment la colère ou le mépris, nous animent d'une compassion fraternelle. Bref, j'aime le passé précisément pour ne pas être un « passéiste ». Je défie qu'on trouve dans mes livres aucune de ces écoeurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots du « Bon Vieux Temps ». Cette expression de Bon Vieux Temps est d'ailleurs une expression anglaise, elle répond parfaitement à une certaine niaiserie de ces insulaires qui s'attendrissent sur n'importe quelle relique comme une poule couve indifféremment un oeuf de poule, de dinde, de cane ou de casoar, à seule fin d'apaiser une certaine démangeaison qu'elle ressent dans le fondement. Je n'ai jamais pensé que la question de la Machinerie fût un simple épisode de la querelle des Anciens et des Modernes. Entre le Français du XVIIème et un Athénien de l'époque de Périclès, ou un Romain du temps d'Auguste, il y a mille traits communs, au lieu que la Machinerie nous prépare un type d'hommes... Mais à quoi bon vous dire quel type d'hommes elle prépare. Imbéciles! n'êtes-vous pas les fils ou les petits-fils d'autres imbéciles qui, au temps de ma jeunesse, face à ce colossal bazar que fut la prétendue Exposition universelle de 1900, s'attendrissaient sur la noble émulation des concurrences commerciales, sur les luttes pacifiques de l'Industrie... A quoi bon, puisque l'expérience de 1914 ne vous a pas suffi? Celle de 1940 ne vous servira d'ailleurs pas davantage. Oh! ce n'est pas pour vous, non ce n'est pas pour vous que je parle! Trente, soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre idée fixe : « Aller plus vite, par n'importe quel moyen. » Aller vite? Mais aller où? Comme cela vous importe peu, imbéciles! Dans le moment même où vous lisez ces deux mots : aller vite, j'ai beau vous traiter d'imbéciles, vous ne me suivez plus. Déjà votre regard vacille, prend l'expression vague et têtue de l'enfant vicieux pressé de retourner à sa rêverie solitaire... « Le café au lait à Paris, l'apéritif à Chandernagor et le dîner à San Francisco », vous vous rendez compte!... Oh! dans la prochaine inévitable guerre, les tanks lance-flammes pourront cracher leur jet à deux mille mètres au lieu de cinquante, le visage de vos fils bouillir instantanément et leurs yeux sauter hors de l'orbite, chiens que vous êtes! La paix venue, vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. « Paris-Marseille en un quart d'heure, c'est formidable! » Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l'éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles? Hélas! c'est vous que vous fuyez, vous-mêmes - chacun de vous se fuit soi-même, comme s'il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau... On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas! la liberté n'est pourtant qu'en vous, imbéciles!"

Georges Bernanos, La France contre les robots (1944).

Tout était dit, non?

(Crédit image : Georges Bernanos vu par l'excellent Stephen Alcorn, 1987)

1 Comment:

Anonyme a dit…
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