9.09.2007

Complainte pour une édition raisonnée de Philip K. Dick (où l'auteur, consternant, apparaît comme le névrosé bibliographique tatillon qu'il est)

J'apprends avec un enthousiasme mêlé de colère par le biais de Chronic'art que les éditions du Cherche-midi sortent en octobre prochain dans leur collection "NéO" (Matrix, anyone?) un roman inédit de Philip K. Dick intitulé Les voix de l'asphalte. Une de ses premières oeuvres, non repertoriée dans la bibliographie de son site officiel et datant de 1953 - de cette époque où vivant mal son statut ingrat de nouvelliste de science-fiction et frustré dans ses ambitions d'écrivain, admirateur qu'il était des oeuvres de Flaubert ou Dostoievski, il tentait de percer dans la littérature mainstream par le biais de romans réalistes. Evidemment, je ne pourrai pas résister à la tentation de me procurer ce roman, ne serait-ce que par curiosité. Mais pourquoi, alors, évoquais-je cette colère et comment expliquer ces sentiments mitigés? Il y a trop longtemps que l'amoureux de l'auteur d'Ubik que je suis refoule ce cri, aussi anecdotique soit-il, et c'est à vous, innocents lecteurs qui n'avez rien demandé, qu'incombera la tâche absurde de recueillir cette impuissante déferlante.

Les amateurs de Philip K. Dick ont tous pu remarquer, eux qui pouvaient être auparavant toisés d'un oeil moqueur par les tenants d'une littérature "exigeante", pour qui Dick n'était bien sûr qu'un auteur de science-fiction, autant que par les sectateurs de la dite SF, pour qui Dick n'était qu'un olibrius excentrique déviant par trop des cadres imposés du genre - trop abscons, trop philosophique, trop rétro -, à mesure que passent les décennies, a fortiori depuis le passage au troisième millénaire et notamment la sortie triomphale du brillant Minority Report de Spielberg en 2002, un engouement de plus en plus populaire se faire autour de leur auteur fétiche. Bien sûr, nos roués éditeurs, à qui on ne la fait pas, profitent de cette vague irréversible de dickianisation du Zeitgeist pour faire leur métier, et donc s'enrichir autant que faire se peut sur la bête Littérature. Ainsi vont les affaires des hommes...

Entre 2001 et 2007, les rééditions et sorties inédites se sont multipliées (la palme revenant sans conteste à la très opportuniste maison Gallimard et sa racoleuse collection "Folio SF", qui exploite ce genre littéraire depuis à peine quelques années avec un zèle de nouveau converti), livrant parfois de bonnes surprises et souvent d'inutiles reprises. Tout cela est bel et bon, direz-vous, si cette politique peut permettre de faire connaître les écrits de Dick à un public toujours plus large. Certes, le fait de pouvoir désormais retrouver des oeuvres telles que Le guérisseur de cathédrales, Glissement de temps sur Mars, La bulle cassée ou Coulez mes larmes, dit le policier disponibles en poche est sans conteste une bonne chose, et concernant ces deux derniers titres, il n'y a rien à redire, la collection 10/18 ayant toujours été très fidèle à l'oeuvre du maître. Certaines éditions, dickiennes par essence, comme Les moutons électriques, allèrent dans une démarche plus justifiée jusqu'à publier un essai sur son oeuvre (Les romans de Philip K. Dick, de Kim Stanley Robinson) et le script inédit qu'avait réalisé Dick pour une adaptation cinématographique de son immortel Ubik. Le cinéma, d'ailleurs, n'est pas en reste : depuis la fin des années 90 et l'introduction réussie des paradigmes narratifs dickiens dans certains films (The Truman Show, ExistenZ, Cube, Matrix, ...), Hollywood s'emballe pour cette poule aux oeufs d'or avec plus (Minority Report, A scanner darkly) ou moins (Paycheck, Next) de succès. Ainsi rend-on un foisonnant hommage, bien que non désintéressé, à ses vertus de conteur.


Amis éditeurs, l'androïde PKD vous salue bien! Attendez un peu le modèle Nexus 6...

Mais le penseur Philip K. Dick, qui s'en soucie? Si l'on exclue la très belle initiative des éditions L'éclat, en 1998, qui avaient compilé quatre conférences parmi les plus intéressantes de l'auteur dans Si ce monde vous déplaît... et autres écrits, la réponse est sans appel : personne! Alors plutôt que de racler les fonds de tiroir, aussi prestigieux soient-ils, peut-être serait-il temps qu'un éditeur français, plus intelligent ou plus réellement épris de cette fibre humaniste derrière laquelle se cachent les grandes enseignes pour faire leur beurre, se propose de mettre à disposition du lectorat français certaines pièces manquant cruellement à la bibliographie francophone du regretté Phil. Qu'attend-on pour simplement réunir toutes ses conférences et essais en un seul volume (ce recueil existe depuis belle lurette sur le sol américain : The shifting realities of Philip K. Dick)? Et qui, un jour, osera s'attaquer à la partie cachée de l'iceberg et enfin donner à lire ce qui occupa les jours et les nuits de cet esprit tourmenté durant les huit dernières années de sa vie? Au lieu de nous gaver, pour noyer le poisson, de compilations hasardeuses de certaines nouvelles parmi les quelques 120 déjà disponibles dans des dizaines d'éditions différentes, parfois dans leur totalité (les recueils établis par Denoël), formant ainsi un labyrinthe bibliographique sans queue ni tête, que ne s'occupe-t-on enfin du Grand Oeuvre dickien, des 8000 pages de l'Exégèse?!

Cette somme qu'est l'Exégèse, entamée en 1974 et restée inachevée, c'est avant tout le journal intime bouillonnant et bordélique d'un philosophe et théologien autodidacte. Le refuge et l'appui d'un homme en proie au doute concernant sa santé mentale, remettant sans cesse en cause la véracité de ses sensations aussi bien que la probité de sa raison. Un immense fourre-tout artistique et ésotérique situé quelque part entre les Cahiers de Paul Valéry et ceux de Simone Weil, les pensées de Pascal et les délires de Swedenborg (non, je ne ferai pas de parallèle avec les TDO du métaprophète, il serait trop flatté, cet âne!). C'est le dialogue abondant et schizophrénique que Philip K. Dick entretint avec Horselover Fat, son alter-ego, mais surtout le résultat de sa cohabitation avec ce qu'il avait lui-même surnommé VALIS (Vast Active Living Intelligence System), cette entité qui depuis sa révélation chrétienne de mars 1974 le submergeait d'images et de messages aussi sybillins et polyglottes que (parfois) divinatoires. Se considérant depuis ce jour fatal comme un catholique romain et l'héritier des visions du prophère Elie - voir la transposition romancée que fit le dessinateur Robert Crumb de son expérience religieuse - Philip Kindred Dick ne cessa de s'interroger sur le phénomène dont il était victime.

A plus d'un titre, l'Exégèse est un fatras confusionnel tel qu'il semblerait pouvoir s'incruster sans peine dans le recueil d'André Blavier sur Les fous littéraires, et nombreux furent (et sont encore) les inconditionnels de Dick qui le renièrent à compter de cette période, le considérant au mieux comme une inconséquente grenouille de bénitier, au pire comme un fou clinique, un illuminé complètement grillé par l'abus de substances chimiques. Pourtant, l'Exégèse est aussi une ambitieuse tentative intellectuelle arrachée au délire mystique de son auteur, qui convoque pour déchirer le voile de Maya et atteindre la vérité autant de systèmes de pensée apparemment contradictoires que la philosophie grecque présocratique, le taoïsme, le gnosticisme des premiers chrétiens et la parapsychologie jungienne. Un ensemble aussi chaotique que riche et passionné qui est surtout ni plus ni moins que le testament de l'auteur. Croyez-vous qu'un de ces sagouins d'éditeurs français prendrait la peine de rendre accessible aux lecteurs, comme ce fut fait il y a plus de quinze ans aux Etats-Unis par Lawrence Sutin, biographe et spécialiste de Dick (In pursuit of Valis : Selections from the Exegesis), ne serait-ce qu'une sélection critique et commentée des passages les plus cohérents et lisibles de ce monstrueux travail? Il est si simple de faire de l'argent sur un fonds existant, déjà traduit et dont la popularité va croissant... Je mets au défi un seul de ces margoulins de me donner tort! Qui aura ce courage? Allons, messieurs... n'y a-t-il personne dans ce panier de crabes dont les exigences se situent un peu au-dessus des mécanismes huilés du commerce? N'y a-t-il pas un homme, parmi tous ces androïdes?!

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Joli commentaire Yang. ;)
Joli projet pour une thèse... Motivez-donc un étudiant couillu sur ce sujet, on manque d'universitaires acquis aux néo-courants de pensée du troisième millénaires. :)

Edouard Kouyaman a dit…

Vues les ventes de l'essai de Robinson et du script d'Ubik, une publication française de l'exégèse n'est pas prête d'arriver...

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