9.29.2007

Le bras désarmé du poète (comme quoi il s'avère que la mutilation peut être une vraie bénédiction)

Nous fêtions hier un drôle d'anniversaire. Il y a tout juste 92 ans, sur le front de Champagne, l'engagé volontaire Frédéric Sauser, citoyen helvétique défendant le sol français sous les ordres de la Légion Etrangère, perdait son bras droit au combat. Amputé jusqu'au dessus du coude, celui qui publiait depuis peu ses vers de jeunesse sous le nom de Blaise Cendrars se voyait ainsi privé par les armes de la main qui lui avait jusqu'alors servi à écrire. Sérieux handicap! Et rude baptême du feu, qui lui donna droit à une démobilisation immédiate et méritée, quelques médailles militaires de piètre consolation et une naturalisation éclair dans les mois qui suivirent. Mais la véritable récompense accordée à ce malheureux légionnaire pour ce sacrifice involontaire ne pouvait venir que de lui-même. Imprévisible, elle était placée plus haut et plus loin que tous les dérisoires honneurs patriotiques.

Car en faisant le deuil de ce bras spectral, bras droit fauché du poète singulier et inspiré d'avant-guerre, de cette main surtout qui avait fait s'enchaîner les Séquences, claquer les Poèmes élastiques, sonner Les Pâques et défiler La prose du transsibérien, en fantômisant la main par laquelle avait jailli cette semence enchanteresse et durable de la poésie française, Freddy Sauser était enfin libre de se cendrarsiser à fond. Ce coup du sort accepté, le pseudonyme n'était plus une vaine coquetterie : Sauser, ce poète suisse et droitier, était "mort pour la France"; Cendrars naissait romancier, français et gaucher. Opération orphique, véritable révolution axiale opérée autour du corps calleux : l'âme du créateur, en quelques mois, se transfusait irréversiblement, et avec quelle réussite, d'un hémisphère à l'autre! Conséquence logique d'un tel renversement, il était digne enfin de laisser couler de lui ses propres écrits sinistres. Moravagine le boiteux, qui ruminait comme un grand fauve en cage depuis des années au fond de sa boîte crânienne, pointait déjà le bout de son nez, par les doigts agités d'une main gauche désormais esseulée. Le grand amputé pouvait alors entamer la lente dégurgitation de ce monstrueux alter ego : le moignon était la brèche idéale par où expulser ce rêve encombrant. Que dire en conclusion, si ce n'est : vive la Guerre! merci l'Allemagne! et surtout, grâce soit rendue aux terroristes de la Main Noire! A croire qu'une main en chasse toujours une autre...

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Hmhm. Blaise Cendrars... Savez-vous que lorsque j'aurai récupéré ma liberté de penser, je tâcherai de me souvenir de l'intérêt que vous venez de me susciter à son sujet? ^^
L'homme mis à part, vous savez combien j'aime vous entendre conclure sur l'utilité pour le poète de savoir recevoir les impartiales mâchoires de la machine. ;)

TheNightWatch a dit…

Concernant l'homme : vous serez peut-être encore plus intéressée lorsque je vous aurai dit que Cendrars, russophone et russophile par la grâce de ses années d'apprentissage passées à Saint-Pétersbourg, relisait chaque année avec une égale admiration, pour ne pas perdre l'usage de cette langue, un certain roman de Dostoïevski. ^^

Captainpascal a dit…

Et il conduisiat sa Bugati d'une main (gauche) de maître. Un fascinant personnage.

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