9.12.2007

Sur la poésie (où l'auteur éreinté laisse deux maîtres exprimer leur point de vue qui est aussi le sien)

A ceux qui pensent que l'esprit poétique n'est pas un absolu, mais peut se concevoir comme une sensibilité expérimentable "par interim", j'offre en guise de mise en garde ces deux réflexions définitives et complémentaires. Il n'y a pas de demi-mesure de la Poésie, car c'est une éternelle présence, et les âmes qui en sont marquées le sont à perpétuité. En ce domaine comme en bien d'autres, n'oubliez pas mes frères que Dieu vomit les tièdes!

"Quant à ceux qui de la Poésie ne sentent bien fortement ni la présence ni l'absence, elle n'est, sans doute, pour eux que chose abstraite et mystérieusement admise : chose aussi vaine que l'on veut, - quoiqu'une tradition qu'il est convenable de respecter attache à cette entité une de ces valeurs indéterminées, comme il en flotte quelques-unes dans l'esprit public. La considération que l'on accorde à un titre de noblesse dans une nation démocratique peut ici servir d'exemple.

J'estime de l'essence de la Poésie qu'elle soit, selon les diverses natures des esprits, ou de valeur nulle ou d'importance infinie : ce qui l'assimile à Dieu même."

Paul Valéry, Variété III.


ETRE POETE A SES HEURES

Je vous mets au défi de trouver un Bourgeois qui ne soit pas poète à ses heures. Il le sont tous, sans exception. Le Bourgeois qui ne serait pas poète à ses heures serait indigne de la confrérie et devrait être renvoyé ignominieusement aux artistes, à ces espèces d'esclaves qui sont poètes aux heures des autres.

Par exemple, il est un peu difficile de comprendre et d'expliquer ce que peut bien être cette poésie aux heures du Bourgeois. Supposer un instant que cet huissier se repose des fatigues de son ministère en taquinant la muse, qu'il se console du trop petit nombre de ses exploits en exécutant des cantates ou des élégies, serait évidemment se moquer de ce qui mérite le respect. Ce serait, si j'ose dire, une idée basse.

Le Bourgeois n'est pas un imbécile, ni un voyou, et on sait que les vrais poètes, ceux qui ne sont que cela et qui le sont à toutes les heures, doivent être qualifiés ainsi. Lui est poète en la manière qui convient à un homme sérieux, c'est-à-dire quand il lui plaît, comme il lui plaît, et sans y tenir le moins du monde. Il n'a même pas besoin d'y toucher. Il y a des domestiques pour ça. Inutile de lire, ni d'avoir lu, ni seulement d'être informé de quoi que ce soit. Il suffit à cet homme de s'exhaler. L'immensité de son âme fait craquer l'azur.

Mais il y a des heures pour ça, des heures qui sont siennes, celle de la digestion, entre autres. Quand sonne l'heure des affaires, qui est l'heure grave, les couillonnades sont immédiatement congédiées.
- Etre poète à ses heures, rien qu'à ses heures, voilà le secret de la grandeur des nations, me disait, dans mon enfance, un bourgeois de la grande époque.

Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, première série.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah ah ah! l'immensité de son âme fait craquer l'azur! impayable! désopilant! :D Ubuesque. Sacré Léon Bloy.

TheNightWatch a dit…

Et ceci n'est rien, encore! Tout le recueil est du même tonneau, un sommet de l'humour grinçant! Et ce qui ne gâche rien : à l'inverse d'une grande partie de son oeuvre, ce petit lait est disponible en poche dans toutes les bonnes crèmeries. Régalez vous :)

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